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Extraits de Ma vocation sociale

Par ALBERT DE MUN

mardi 6 décembre 2005

Ma vocation sociale - Albert de Mun

Genèse de l’œuvre

Préambule - Les oeuvres catholiques ouvrières - La vie catholique s’enfermait dans les églises - La bulle du pape Pie IX -

Préambule
Avant toute chose, il me faut évoquer les circonstances qui servent de cadre à mon récit, et faire comprendre aux lecteurs, comme on dit aujourd’hui, « l’état d’âme » de ceux qui vont y paraître. Il s’ouvre à l’été de 1871, à la fin de ce cycle de onze mois que Victor Hugo a appelé « l’année terrible », où se sont déroulés, dans une suite de tableaux tragiques, la guerre, l’invasion, la Commune de Paris.

J’étais alors lieutenant de cavalerie ; j’avais exactement trente ans. Sorti de Saint-Cyr neuf ans auparavant, en 1862, j’avais passé les cinq premières années de ma carrière en Algérie, au 3e régiment de chasseurs d’Afrique, dans une existence purement militaire, très active, animée par les expéditions fréquentes, que rendaient nécessaires les insurrections des indigènes.

Revenu en France, au commencement de 1887, j’étais entré, par permutation au moment de mon mariage avec Mlle d’Andlau, au 3e régiment de chasseurs de France, et j’avais d’abord tenu garnison à Clermont-Ferrand. Là, pour la première fois, j’avais rencontré sur mon chemin une oeuvre catholique ouvrière.

Les oeuvres catholiques ouvrières
Elles étaient, à cette époque, beaucoup moins nombreuses qu’aujourd’hui, et presque toutes étaient des patronages de jeunes gens ou de jeunes filles, fondés, les uns par les Frères des Ecoles chrétiennes, les autres par les « conférences de Saint-Vincent de Paul », qui furent la grande école de dévouement envers le peuple, la source de tout le mouvement social catholique du XIXe siècle.

Les premiers avaient eu pour principal créateur un homme qui vivait encore, dont le nom et l’histoire ne sont pas assez connus de nos contemporains, et qui, tout modeste qu’il fût, jouissait d’une influence considérable près de ceux que préoccupaient déjà les questions ouvrières ; Napoléon III, au début de son règne, avait recherché ses conseils : c’était le vicomte Armand de Melun.

Les seconds se rattachaient au souvenir illustre de cet immortel Frédéric Ozanam, qui, simple étudiant en 1833, plus tard professeur incomparable par son éloquence, son ardeur et sa foi, donna le signal de « l’action populaire chrétienne ».

La vie catholique s’enfermait dans les églises
Le patronage des Jeunes gens de Clermont-Ferrand avait été fondé par la Conférence de Saint-Vincent de Paul de la ville. J’y fus conduit par un ami.

Le gouvernement impérial, bien qu’entourant la religion d’un respect officiel et la conservant dans l’éducation comme base de la morale, était loin de laisser à l’Eglise sa pleine liberté. L’enseignement libre était entouré d’une jalouse surveillance. La vie catholique s’enfermait dans les églises et dans les cérémonies religieuses. Les congrès, les pèlerinages, dont notre temps a connu l’éclat, étaient ignorés.

Malgré tout cependant, jamais, en 1868, on ne se fût avisé de dénoncer un officier à ses chefs, parce qu’il allait à la messe ou s’occupait d’une oeuvre catholique.

Donc, sans que nul y trouvât à redire, sans que mon service en souffrit, j’étais membre de la « Conférence » de Clermont et je fréquentais le patronage : après quarante ans écoulés, je ne puis songer, sans une émotion reconnaissante, aux parties de jeu du dimanche avec les jeunes ouvriers, et aux joies goûtées parmi les familles pauvres du quartier populaire qui s’étendait derrière l’église des Minimes.

La bulle du pape Pie IX
C’était le temps où venait de paraître la bulle du pape Pie IX qui convoquait à Rome, pour l’année suivante, tous les évêques du monde en concile œcuménique ; la calme majesté de cet acte solennel, accompli à l’heure où le souverain Pontife, abandonné par les nations chrétiennes et livré à ses spoliateurs, semblait irrémédiablement vaincu, saisit fortement mon esprit.

L’éducation d’alors, j’entends l’éducation chrétienne, ne préparait pas toujours, autant qu’il l’aurait fallu, les jeunes intelligences à comprendre le grand rôle de la Papauté dans le monde. Bien des hommes de mon âge, sortis de familles catholiques, ne possédaient qu’une notion confuse de l’Eglise, de sa doctrine et de son histoire. Ils avaient la foi, y tenaient et conservaient fidèlement la mémoire de leur première communion. Quelques-uns étaient attirés, par le cœur ou par de pieux exemples, vers la dévotion et vers la charité. Ceux-là mêmes n’allaient pas beaucoup au delà.

La bulle du concile me frappa, comme une révélation. Mais je ne gardai, de cet éveil du sens catholique, qu’une impression distraite et passagère.

Le comte René de La Tour-du-Pin - L’internement à Aix-la-Chapelle - Un rêve de régénération - Deux maisons s’ouvrent à nous - Le docteur Lingens -

Le 18 juillet 1870, la guerre éclata. Ce n’est pas ici le lieu de raconter les souvenirs qu’elle m’a laissés : ils auront leur place ailleurs. Mais elle marqua dans ma vie l’heure décisive, et c’est pourquoi je dois dire où et comment celle-ci sonna dans mon cœur.

Le comte René de La Tour-du-Pin
J’appartenais, comme officier, d’ordonnance du général de Clérembault, commandant la division de cavalerie du 3e corps, à la malheureuse armée de Metz. Dans ses rangs j’avais rencontré un homme dont le nom est connu de la plupart de mes lecteurs.

Plus âgé que moi, élevé par son père, type accompli du gentilhomme français de vieille race, puis dans le petit collège de Versailles où j’avais moi-même, peu de temps après, achevé mes études, le comte René de La Tour-du-Pin avait un moment, en Algérie, croisé ma route, en y laissant la trace de son âme toute pénétrée des traditions ancestrales. Je le retrouvai sur le champ de bataille de Rezonville, le 16 août 1870.

Durant les longues journées du blocus de Metz, campé avec ma division loin du quartier général du 4e corps, je n’eus que rarement l’occasion de revoir René de La Tour-du-Pin.

Mais le 31 octobre, le train allemand qui, lentement, à travers la Lorraine conquise, emmenait en captivité les officiers généraux de l’armée prisonnière et leurs états-majors, fit une halte de quelques heures à Mayence. Là, chacun d’eux devait recevoir l’avis de sa destination particulière.

J’étais dans la petite salle qui servait de vestibule au bureau du commandant de la place, où l’escorte nous avait conduits : accablé de fatigue, d’humiliation et de douleur, j’attendais mon tour, assis sur un banc. Mon ami parut ; Il se jeta dans mes bras. Lui aussi venait accomplir pour son chef les horribles formalités. Je ne sais plus quels mots il me dit, mais son accent fait encore tressaillir mon cœur. En quelques brèves paroles, sur ce seuil ennemi, il releva mon front courbé, vers l’espoir viril des prochaines régénérations.

Dieu commençait son œuvre.

L’internement à Aix-la-Chapelle
Aix-la-Chapelle fut le lieu d’internement assigné, sur leur demande, aux généraux de Ladmirault et de Clérembault ; nous les y suivîmes, le capitaine de La Tour-du-Pin et moi. Là, dans la communauté des mêmes douleurs et des mêmes pensées, se forma notre intimité.

La vie que nous menions était d’une sombre monotonie. Quelques-uns, mariés, avaient vu leurs femmes accourir près d’eux, traversant avec une courageuse énergie la France en armes et envahie. C’étaient les moins à plaindre : j’étais du nombre. Les autres sentaient plus durement le poids de l’exil.

Pour tous, il était cruellement lourd. Plusieurs s’épuisaient en plaintes ardentes, en récriminations stériles : afin de s’y soustraire, un groupe de camarades, dont je faisais partie, s’étaient concertés pour se rencontrer le soir en d’intimes causeries, qui adoucissaient l’amertume de ces tristes jours.

Un rêve de régénération
De plus graves préoccupations, cependant, tourmentaient l’esprit de mon ami et le mien. Nous cherchions à notre malheur non-seulement des raisons techniques, mais des causes morales et philosophiques. René de La Tour-du-Pin avait entrepris de coordonner et de compléter les notes prises pendant le siège de Metz ; je les relisais avec lui. Ce travail, qui nous rapprochait sans cesse, éveillait entre nous un monde de pensées.

Quand nous avions repassé tous nos souvenirs de combat, étudié pourquoi, malgré tant de courage, la victoire, quelquefois si proche, nous avait toujours échappé, et comment nous étions enfin tombés, de chute en chute, dans une si profonde catastrophe, nos entretiens s’élevaient plus haut, remontaient plus loin.

Le relâchement ancien de l’esprit militaire, l’abandon des vertus traditionnelles et l’affaiblissement des liens sociaux, nous apparaissaient comme les causes véritables de nos désastres ; ce n’était plus uniquement un espoir de revanche qui nous agitait, mais un rêve de régénération ; ce n’était plus un relèvement purement militaire, mais une réforme des moeurs et des idées qui commençait à tenter nos ambitions.

Une question désormais dominait nos esprits : où était la source du mal ? Où serait celle de la guérison ?

Deux maisons s’ouvrent à nous
Dieu permit que la réponse à cette double question se rencontrât pour nous, dans ce lieu d’exil, où il semblait que seuls dussent nous attendre l’incertitude et le découragement.

Dans le douloureux isolement que nous imposait notre condition, deux maisons s’ouvrirent à nous. L’une était celle des Jésuites, où nous allions chercher le réconfort de nos âmes ; un religieux, déjà avancé dans la vie, le R. P. Eck, nous y reçut avec une délicate bonté. Compatissant à notre souffrance, il sut la tourner vers Dieu et jeter, dans nos âmes meurtries, la forte semence des vérités intégrales.

Le Père Eck nous introduisit dans une demeure familiale où, dès l’abord, de hauts vitraux inspiraient une sorte de recueillement. Elle appartenait au docteur Lingens, qui allait occuper dans le Parlement allemand une place distinguée au milieu de ce « Centre » catholique, destiné à exercer sur l’histoire du nouvel Empire une action si considérable.

Le docteur Lingens
Le docteur Lingens, avec sa haute intelligence du rôle social de l’Eglise, ajoutait aux considérations doctrinales l’exemple de son propre pays. Il nous parlait du mouvement catholique et populaire, inauguré depuis 1848 par quelques hommes dont, pour la première fois, nous entendions les noms : Mallinckrodt, l’orateur catholique de Berlin, Lieber, le futur chef du Centre, et surtout Guillaume-Emmanuel de Ketteler, l’ancien fonctionnaire prussien, devenu le célèbre évêque de Mayence, l’initiateur immortel du catholicisme social.

Ces récits nous exaltaient. L’amour de l’Eglise grandissait en nous avec l’amour de la patrie accru par ses malheurs : un désir ardent nous venait de servir à la fois l’une et l’autre, en nous dévouant au peuple, et déjà, dans nos coeurs, se formait l’image d’une France régénérés, rendue à la tradition catholique, détournée de la Révolution et redressée dans sa gloire renouvelée.

Ainsi s’écoulèrent, parmi ces tristesses et ces méditations, les quatre mois de la captivité. Nos âmes, se trempaient dans un échange quotidien d’idées et d’aspirations.

Le 10 mars 1871, l’Assemblée nationale réunie à Bordeaux ayant voté les préliminaires de l’horrible paix, un avis des autorités allemandes nous apprit que nous étions libres.

La Commune de Paris - Un drame inintelligible - Les raisons lointaines de l’insurrection - Les insurgés, c’est vous !

Le lendemain, nous quittions Aix-la-Chapelle, le cœur partagé entre la joie de revoir la patrie et la douleur de retrouver nos foyers envahis.

La Commune de Paris
Vers le terme du voyage, - je ne me rappelle plus exactement en quel lieu, - le train stoppa devant une partie de la voie détruite ; c’était là que commençait, pendant le siège, la ligne d’investissement. On n’avait pas encore rétabli les rails, un poste allemand nous fit descendre. Il fallut, à pied, chacun portant sa valise, gagner le train formé à un kilomètre plus loin et qui, enfin, nous jeta dans Paris.

C’était le 15 mars. Trois jours plus tard, le 18, éclatait la révolution que l’histoire appelle « la Commune de Paris ».

Pas plus que pour mes souvenirs de la guerre, je ne pourrais, sans sortir de mon cadre, donner place ici à tous ceux de la Commune. Je me borne à noter les événements qui ont trait au récit spécial que je présente au lecteur.

Trois semaines après, par un prodige d’énergie et d’activité, M. Thiers était parvenu à rassembler, de tous les points de la France, une armée organisée, où les anciens soldats, revenant de captivité, formaient des cadres solides et ramenaient la discipline ébranlée.

Le commandement en fut confié au maréchal de Mac-Mahon : le général,de Ladmirault reçut celui du premier corps. René de La Tour-du-Pin avait repris son poste près de lui et, presque aussitôt, le général de Gallifet ayant bien voulu y consentir en me remplaçant par le lieutenant Jacques de Ganay, Je fus nommé moi-même à son état-major, installé au château de Rueil. On devine facilement ce que put être, en de telles circonstances, cette nouvelle rencontre avec mon compagnon d’Aix-la-Chapelle.

Un drame inintelligible
Le crime de l’insurrection parisienne, renversant brutalement nos rêves patriotiques, déconcertait nos esprits. Le temps écoulé n’a fait qu’en accroître l’horreur : dans le recul de l’histoire il apparaît comme un drame inintelligible.

Les forts qui, à cette époque, entouraient la capitale, étaient encore occupés par l’armée allemande, depuis Saint-Denis Jusqu’à Charenton, sur toute la face du nord et de l’est ; du terre-plein des casernes, ses soldats pouvaient contempler les phases du siège, qu’après eux nous étions condamnés à recommencer contre les murailles de l’ouest !

Un souvenir suffira pour donner une idée précise de cette situation inouïe.

Le mercredi de la semaine sanglante, de son quartier établi à la gare du Nord, le général de Ladmirault m’envoya à celle de l’Est avec un de mes çamarades, le lieutenant Bessac, pour reconnaître la position des insurgés sur les hauteurs de Belleville, d’où ils tiraient le canon sans interruption.

En suivant a pied, le long des maisons frappées dans un roulement incessant par une grêle de balles, la rue « des Deux-Gares » qui dominaient la tranchée du chemin de fer, nous pûmes pénétrer dans la gare de Strasbourg : c’était alors le nom de la gare de l’Est. Un des sous-chefs nous conduisit sur la rive droite de la voie, jusqu’à une maison où il nous fit entrer et monter aux mansardes.

De là, nous aperçûmes le parc des Buttes-Chaumont : serrés autour du drapeau tricolore, nos fantassins gravissaient lentement la colline ; au sommet du parc, deux pièces étaient en batterie, à côté desquelles flottait un drapeau rouge ; sur une table, des bouteilles et des verres ; quelques hommes, en chemise, les manches retroussées, coiffés du képi de garde national, chargeaient et tiraient les canons, tandis que leurs compagnons buvaient auprès d’eux. En arrière, la haute terrasse d’un des forts de l’est, couverte de soldats prussiens, se découpait sur le ciel bleu.

Dans le champ de nos lorgnettes, nous embrassions, d’un seul regard, ce tableau cruellement symbolique. Il exprime tout le crime de la Commune.

Les raisons lointaines de l’insurrection
J’ai évoqué cette scène pour essayer de faire comprendre les sentiments de colère et d’indignation qui nous bouleversaient, pendant ces deux horribles mois du printemps de 1871.

D’autres pensées s’y pressaient en même temps. Derrière les causes prochaines de cette monstrueuse insurrection, nous cherchions les raisons lointaines qui la rendaient possible.

La surexcitation d’une population énervée par la longueur de la guerre et les misères du siège, le funeste exemple donné, au 4 septembre 1870, par ceux qui, devant l’ennemi vainqueur et menaçant, avaient renversé le gouvernement régulier pour lui substituer leur pouvoir improvisé, les maladresses commises en dernier moment lorsqu’il s’était agi de désarmer en partie le peuple parisien, avaient, sans doute, facilité l’action criminelle des meneurs anonymes, devenus soudain maîtres de la capitale.

Mais comment expliquer que, si aisément, la masse ouvrière eût accepté, sur le mot d’ordre de ces chefs inconnue, la lutte fratricide, qu’une telle perturbation du sens moral se fût ainsi subitement manifestée ?

Les insurgés, c’est vous !
Un jour du mois de mai, pendant le siège, le général s’était rendu du château de Rueil aux avant-postes de Courbevoie. Je l’accompagnais. Comme nous croisions des soldats qui portaient un homme ensanglanté, il s’arrêta et s’informa : « Mon général, c’est un insurgé ! » dirent les troupiers. Alors ce cadavre vivant, se soulevant sur la civière, tendit vers nous son bras nu, et, le regard fixe, d’une voix éteinte, prononça : « Les insurgés, c’est vous ! »

Le convoi s’éloigna, mais la vision nous resta présente. Entre ces révoltés et la société légale dont nous étions les défenseurs, un abîme nous apparut.

Qu’avait fait cette société légale, depuis tant d’années qu’elle incarnait l’ordre public, pour donner au peuple une règle morale, pour éveiller et former sa conscience, pour apaiser par un effort de justice la plainte de sa souffrance ?

Quelle action chrétienne les classes en possession du pouvoir avaient-elles, par leurs exemples, par leurs institutions, exercée sur les classes laborieuses ?

Ces questions se posaient avec force à nos esprits, dans le trouble des événements.

Une répression terrible mais impuissante - Les fusillés de la rue Haxo - Horreur et insouciance - Versailles

Une répression terrible mais impuissante
La bourgeoisie parisienne, d’abord presque indifférente aux succès de la Commune, puis effrayée par ses violences, assistait, inerte, à la lutte engagée pour sa défense.

Le peuple, dont le sort en était l’enjeu, semblait partagé entre la terreur et le désespoir. Les combattants succombaient avec une farouche résignation ; les autres, - et c’était le plus grand nombre, - nous regardaient avec une sorte de stupeur. Nous paraissions des conquérants, bien plus que des libérateurs. La répression se montrait terrible ; mais déjà, elle s’annonçait impuissante.

Les fusillés de la rue Haxo
La nouvelle du meurtre des otages, enfermée à la Roquette, nous parvint le mercredi soir 24 mai, à la gare du Nord, tandis que le reflet des grands incendies de la Vilette transformait en un jour lugubre cette nuit de printemps. Deux jours après, sur la place de Belleville, nous apprîmes le massacre des autres religieux, des gendarmes et des gardes municipaux, fusillés rue Haxo, à deux pas de là.

Cette formidable manifestation d’une haine inconsciente contre la religion et l’autorité acheva de nous confondre.

Dans l’église de Belleville, où nous entrâmes un moment, les autels profanés, les croix renversées attestaient la fureur impie. Une foule de gardes nationaux, de soldats déserteurs, d’ouvriers et de femmes s’y amassait, épouvantée, sans songer qu’elle-même, en découronnant du signe divin l’asile qu’elle invoquait, en avait renié la protection.

Mon ami et moi, nous contemplions ces scènes douloureuses ; et il nous sembla qu’au fond de nos coeurs, un appel secret nous avertissait du but qu’allait donner à notre vie cette rencontre tragique du peuple et de la société, en face de la croix abattue.

Horreur et insouciance
Le dimanche 28 mai, vers la fin de la journée, le général de Ladmirault m’envoya à Versailles, pour y rendre compte des événements accomplis. De la gare du Nord, je gagnai la porte du Point-du-Jour, suivi d’un seul cavalier.

Sur les boulevards la foule des badauds circulait gaiement. On saluait mon uniforme ; on criait : « Vive Versailles ! » C’étaient les mêmes qui, pendant toute la semaine, cachés derrière leurs persiennes closes, nous avaient laissés combattre sans nous aider d’un geste.

Dans la rue de la Paix, les magasins étaient fermés, mais les promeneurs affluaient. On allait voir les grands débris de la colonne Vendôme abattus sur un lit de paille pourrie, puis les ruines énormes, tragiques et encore fumantes du château des Tuileries : dans le pavillon central, qui dressait la moitié de son dôme calciné, l’horloge, vide de son cadran, ouvrait comme un regard épouvanté ; et le long de la rue de Rivoli, là où s’étend maintenant l’hôtel Continental, des pans de murs noircis surgissaient au milieu des restes effondrés du ministère des Finances.

Le ciel était sans nuages, le soleil éclatant. La beauté souriante de la journée, l’insouciante gaieté de la population rendue à la vie, contrastaient avec l’horreur de ces spectacles.

Versailles
A Versailles, l’animation n’était pas moindre. On y jouissait de la victoire sans mesure et sans dignité. Les réfugiés parisiens y étaient nombreux ; leur joie était choquante.

Sur l’avenue de Paris, il y avait foule : depuis deux jours, les convois de prisonniers, lugubres épaves du combat, arrivaient par là ; on profitait du dimanche pour s’en offrir le réjouissant coup d’oeil.

Quand j’y passai moi-même, un de ces lamentables troupeaux achevait son dur voyage : on regardait défiler les malheureux épuisés de fatigue, souillés de poussière, avec une avide, une sauvage curiosité, parmi les huées outrageantes ou sous les applaudissements plus cruels encore. Les femmes se montraient les plus acharnées.

Il semblait que Dieu voulût accumuler sous mes pas tous les enseignements.

Comte Albert de Mun (1841-1914) - Homme politique et dirigeant catholique français, fondateur, avec M. Maignen et La Tour du Pin, de l’oeuvre des cercles catholiques d’ouvriers