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L’anatomie d’une société saine : les valeurs sociales (1983)
par Martin Blais professeur, retraité du département de philosophie, Université Laval
jeudi 5 janvier 2006
Introduction
L’expression valeur sociale figure parmi une bonne douzaine d’autres d’usage courant : valeur morale, valeur d’échange, valeur intellectuelle, valeur marchande, valeur guerrière, valeur d’usage, valeur religieuse, valeur mobilière, valeur esthétique, valeur éducative, valeur boursière, valeur absolue, etc. Cette expression n’a rien de cabalistique, Elle évoque, dans l’esprit du premier venu, au moins une idée vague, même deux : le mot valeur évoque quelque chose d’important dans la vie ; le mot social évoque société, substantif mieux connu que l’adjectif.
Mais il est dangereux de vivre sur des idées vagues : la communication, orale ou écrite, essentielle au bon fonctionnement de toute société, suppose que les interlocuteurs donnent aux mots ou aux signes le même sens. Sans cette condition, il n’y a pas d’échange possible. Aussi dit-on qu’un vieux sage chinois, voulant procéder à une réforme politique, commença par écrire un dictionnaire.
Comment donc parler des valeurs sociales sans s’assurer d’abord que tout le monde donne le même sens à l’expression ? Avant d’aller plus loin, « décidons » de cette expression, comme dit Paul Valéry en semblable conjoncture [1]. Les mots sont « les yeux de l’esprit », venait-il tout juste de lancer, qu’il faut frotter pour voir clair dans ses pensées. On peut parler de l’hippopotame sans procéder au préalable à de longues considérations sur le mot ; de valeurs ou de valeurs sociales, non.
Un premier sens
J’ouvre une publication du ministère de l’Éducation du Québec, L’École québécoise. Il y est question de « valeurs sociale » [2]. J’y trouve, à la bonne heure, les deux mots qui m’intéressent : qualité et autrui. En tant que valeurs, les valeurs sociales sont des qualités ; en tant que sociales, elles concernent autrui.
Les valeurs sociales, ou qualités sociales, ou vertus sociales, ce sont, au sens de L’École québécoise, les qualités qui habilitent un individu à vivre en société. Personne n’aime vivre avec un menteur, un voleur, un égoïste, un envieux. La franchise, la justice, l’amitié, la solidarité sont des valeurs sociales, qualités du citoyen.
Ces valeurs sociales forment un embranchement des valeurs morales. Dire valeurs morales, c’est comme dire vertébrés. Il y a cinq classes d’animaux vertébrés : les poissons, les amphibiens, les reptiles, les oiseaux, les mammifères. De même, on pourrait distinguer plusieurs classes, ou familles, ou espèces, ou groupes de valeurs morales. Les valeurs sociales constitueraient l’une de ces espèces, comme les reptiles représentent une espèce de vertébrés.
Il y a, en effet, des qualités morales que je devrais développer même si j’étais seul sur une île. La sobriété, le courage, la patience. Il y a des qualités morales que je dois pratiquer parce que je vis en société (familiale, civile, syndicale) : la justice, la franchise, la bienveillance, la solidarité, par exemple.
Dans ce livre, l’expression valeur sociale ne sera pas prise en ce sens. Il n’y sera pas question des qualités qui rendent un être humain d’agréable compagnie. Il y sera question d’autre chose ; nous nous y acheminons lentement.
Un deuxième sens
À la question : qu’est-ce qu’une valeur sociale ? certains répondent par un avantage que l’on tire de la vie en société. Rousseau leur indique cette piste quand il parle, dans le Contrat social, du « passage de l’état de nature à l’état civil ».
Quoiqu’il [l’homme] se prive dans cet état [l’état civil] de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands... que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme [3].
Ces avantages, que l’on tire de la vie en société, Jacques Leclercq les groupe effectivement sous la rubrique valeurs sociales dans le tome I de ses Leçons de droit naturel [4]. Et il ajoute que ces avantages sont innombrables et hétérogènes. Hétérogènes : le registre des valeurs sociales s’étend de la cueillette des vidanges jusqu’à l’accès aux honneurs, en passant par toute la litanie des avantages matériels, intellectuels et moraux que procure la vie en société. En cherchant à montrer que ces avantages sont hétérogènes, nous avons pressenti qu’ils sont à la fois innombrables.
Dans ce livre, l’expression valeur sociale ne sera pas prise en ce sens non plus. Il n’y sera pas question des avantages que nous procure la vie en société, ni des inconvénients de cette même vie. Et nous arrivons à un troisième sens, celui que l’expression en litige prendra dans les pages qui vont suivre.
Troisième sens
Pour préciser le sens que revêtira l’expression valeur sociale, à partir de maintenant, on se détourne du citoyen pour se tourner résolument vers la société. De même que les valeurs humaines font l’être humain en santé corporelle, morale, intellectuelle et spirituelle, ainsi les valeurs sociales, au sens où je prends maintenant l’expression, feront la société en santé, la société saine. Et la société saine fonctionne bien (elle guérit bien, elle instruit bien, elle loge bien) comme fonctionne bien l’individu en santé (il digère bien, il dort bien, il entend bien).
Ce sens de l’expression valeur sociale n’est pas tiré par les cheveux, ou mieux par les lettres, je le justifierai en considérant d’abord le mot valeur. Ce mot dérive du latin valere. Entre autres significations, le verbe latin valere a celle d’être bien portant, en santé. Chez les Romains d’il y a deux mille ans, on terminait ses lettres par la formule : Si vales, bene est (si tu te portes bien, c’est bien) ; ou encore : Si vales, gaude (si ta santé est bonne, je m’en réjouis) ; ou simplement : Vale (porte-toi bien).
Vale ! c’est le mot qu’on lançait en quittant quelqu’un. Notre Salut ! fait un peu familier ; pourtant, il est plein de santé, tandis que les formules à la mode (Bonjour ! par exemple) signifient un glissement de l’être (la santé) vers l’avoir. Dans l’expression valeur sociale, le mot valeur recouvre la santé de ses origines étymologiques.
Quant à l’épithète social, elle vient du latin social, que l’on traduit vaguement par compagnon, (Le latin a socius pour compagne.) Mais s’il s’agit d’un socius tori (compagnon de lit), on traduira sociaux par époux ; s’il s’agit d’un socius culpae (compagnon de faute), on traduira sociaux par complice ; socius sanguinis (compagnon de sang), parent.
Dans l’expression valeurs sociales (premier, deuxième ou troisième sens de l’expression), le compagnon est compagnon non pas de lit ou de table, mais compagnon de société ; c’est le citoyen, comme le compagnon de crime était tantôt le complice.
Au premier sens de l’expression, les valeurs sociales sont des qualités du citoyen ; au deuxième sens, elles sont des avantages que retire le citoyen ; au troisième sens de l’expression, l’épithète social évoque la société même que constituent les citoyens, et les valeurs sociales sont des choses - au sens large du terme : qualité, institution, comportement, etc. - qui font qu’une société est saine, en santé, et qu’elle fonctionne bien. Plus poétiquement, elles sont les organes du corps social. D’où mon titre : L’anatomie d’une société saine.
Étant donné que les contraires s’éclairent on ne peut plus réciproquement, disons qu’une valeur sociale, c’est quelque chose qui manque à une société qui fonctionne mal. Le spectacle des sociétés qui fonctionnent mal nous instruira sur les valeurs sociales. Aux yeux de certains pessimistes, il n’y aurait que des sociétés qui fonctionnent mal. Dans ses Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Simone Weil parle de « la société la moins mauvaise » [5].
L’importance de cet essai
L’importance d’une recherche courageuse sur les valeurs sociales, au sens où l’expression est dorénavant prise, tient à un double fait : d’une part, nos sociétés fonctionnent assez mal (au Nord comme au Sud, à l’Est comme à l’Ouest) ; d’autre part, nous ne pouvons nous en passer. L’animal humain est social ; il a besoin de la société comme le poisson a besoin d’eau. Pas de n’importe quelle société, pas de n’importe quelle eau. Les poissons peuvent mourir dans l’eau ; les citoyens peuvent dépérir dans leur milieu social. Comme un poisson dans l’eau, comme une lettre à la poste, expressions dégénérées.
L’expression animal social, par laquelle on désigne l’être humain, est équivoque, car il y a plusieurs espèces de société : société scientifique, société civile, société familiale, société des femmes, société anonyme, société de Jésus, etc. Quand on parle de l’être humain animal social, l’épithète social évoque la société civile.
S’il ne s’agissait que de vivre, la société familiale suffirait. Elle est en mesure de fournir à l’être humain les choses indispensables à la vie. L’enfant est nourri, abrité, vêtu, protégé (contre les rats et les courants d’air) par ses parents, et il reçoit d’eux l’éducation élémentaire : il apprend d’eux à manger sans s’étouffer, à se laver sans se noyer, à marcher sans tomber, à se vêtir pour éviter au moins quelques grippes.
Si les humains étaient bien dans leur peau d’animal, la société familiale suffirait. Mais les humains sont des animaux difficiles ; ils se lassent de tout, imaginent mille façons d’améliorer, espèrent-ils, leur condition. Pour combler toutes ces aspirations, pour satisfaire tous ces désirs (appelez-les des caprices si ça vous plaît), la société familiale ne suffit pas. Est requise une société plus diversifiée que la société familiale, une société munie d’organes plus nombreux et plus variés. C’est la société civile.
On peut définir la société civile comme un milieu, au sens biologique du terme. Le milieu de l’être humain, c’est l’ensemble des conditions extérieures qui lui permettent de vivre et de se développer selon toutes ses dimensions. « Ni ange ni bête », dit Pascal [6] : pas seulement le corps ni seulement l’esprit, mais les deux harmonieusement. Traduction d’Alain : « Ni athlète ni pédant » [7]. La société est encore une culture, au sens où les biologistes parlent d’une « culture microbienne ». Les microbes, dans cette culture, c’est nous tous...
La méthode à employer
Comment découvrirons-nous les valeurs sociales ? S’il y avait quelque part sur la « machine ronde » une société qui va sur des roulettes, nous pourrions aller la disséquer et tenir les pièces de notre casse-tête. Simone Weil n’est pas la seule à douter qu’il en existe. Il existe, cependant, des pays où il est plus agréable de vivre que dans d’autres. Ce sont ces pays où cherchent à se réfugier les gens qui ont réussi à s’échapper du leur.
En examinant ce que ces gens-là fuient et ce qu’ils recherchent, on apprend des choses sur les sociétés « les moins mauvaises » et sur celles qui fonctionnent mal ; sur les valeurs sociales, en d’autres termes. Ce sont les convives qui doivent dire si le plat est bon et non les cuisiniers. Pour l’ayatollah Khomeiny, son Iran a le meilleur système politique au monde.
Bref, en cette matière, l’expérience seule peut nous instruire. Le mot expérience dérive du latin experiri, qui signifie essayer, comme on essaye un vêtement, un médicament, ses dents, ses ailes, les larmes. On essaye parce qu’on ne peut pas savoir autrement si ce que l’on veut tenter va avoir d’heureux résultats.
En géométrie, on pose la définition du triangle, par exemple, puis on en tire des conclusions à la manière du prestidigitateur qui libère des colombes de son haut-de-forme. En politique, les définitions ne dispensent pas d’aller sur le terrain. Les circonstances de l’action concrète étant en quelque manière infinies en nombre, on ne peut savoir, tant qu’on n’a pas essayé, si la formule qui donne de bons résultats au Japon en donnera en Amérique ; si la méthode qui a provoqué un désastre en Afrique en produira un en Océanie. Ce que tolère un Russe pourrait désespérer un Français. Il faut aller à l’école de l’expérience.
Le mot expérience doit évoquer deux choses : 1) des connaissances accumulées ; 2) des gestes à poser. Depuis le temps que les humains vivent en société, d’innombrables peuples ont essayé autant de façons de vivre en société. Il y a là de l’expérience d’accumulée, dont il est sage de tenir compte, même si l’on sait que ce qui a réussi dans le passé peut échouer maintenant et vice versa.
Le mot expérience évoque, en second lieu, des gestes à poser, comme quand on dit : faire des expériences. Ce n’est pas facile en politique. Pensez au droit de grève dans les services publics. Avec des gens qui considèrent l’acquis comme un droit, on ne revient pas facilement « en arrière », comme ils disent. Pourtant, seul un droit absolu peut être définitivement acquis et, conséquemment, inséré dans une charte des droits de la personne. C’est profaner les termes que de parler de droits acquis pour désigner un salaire, un nombre d’heures de travail par semaine ou un nombre d’élèves par classe. Le salaire est un droit pour la durée du contrat : un droit acquis pour deux ou trois ans.
Les valeurs sociales qui feront l’objet des développements suivants se sont présentées comme suit sur le fil de mon raisonnement. J’ai considéré comme un postulat que l’être humain est, selon les vieilles formules, un « animal social » ou un « animal politique ». Il semble bien qu’il ait besoin de la société civile comme d’un instrument ou d’un milieu pour se développer selon toutes ses dimensions.
Eh bien, la société civile ne peut fonctionner sans une certaine forme de gouvernement. Toute société, d’ailleurs : les syndicats ont des chefs. Suprême ironie, les anarchistes en ont. Cette pièce de la société, que constitue le gouvernement, peut être défectueuse et compromettre le bon fonctionnement de la société, comme le carburateur d’une voiture peut être défectueux et provoquer une panne. Le premier chapitre portera donc sur la participation, qui est, selon moi, la seule forme de pouvoir qui convienne à un être « responsable de tout, en effet, sauf de [sa] responsabilité » [8].
On se forme en société pour réussir à plusieurs ce qui est impossible au travailleur isolé. Seul, on peut faire de la natation, du piano, de la géométrie ; pour jouer au tennis, il faut être au moins deux, neuf pour jouer au baseball, quelques douzaines, parfois, pour exécuter de la musique polyphonique. Ce qu’on réalise ensemble dans une société civile s’appelle depuis des millénaires le bien commun. Commun en deux sens : d’abord parce qu’il est réalisé par tous, puis parce qu’il appartient à tous. Comme on est plus préoccupé du partage du bien commun que de sa réalisation, le deuxième chapitre portera sur le partage ; le troisième, sur la productivité ou réalisation du bien commun.
La contribution de chacun au bien commun est rémunérée. Certains gagnent plus, d’autres moins ; certains gagnent trop, d’autres pas assez. De toute façon, c’est avec ce qu’il touche pour son service (pompier, électricien, professeur, avocat) qu’un citoyen se paye ou ne peut se payer les services qu’offrent ses concitoyens. Mais pour qu’une société fonctionne bien, certaines choses doivent se faire gratuitement. D’où un quatrième chapitre sur la gratuité.
Il arrive tous les jours que des groupes se désagrègent. Le bridge, la poésie, la musique les maintenaient, puis, un bon jour, on commence à s’intéresser à autre chose. L’intérêt étranger détend les liens du groupe pour finalement éparpiller les membres. Autrement dit, les groupes se forment sous l’attraction d’un intérêt commun, d’une valeur commune. Pour qu’une société se forme et se maintienne, ses membres doivent communier dans certaines valeurs. Cinquième chapitre.
Ubi societas, ibi lex, disent les juristes. La loi suit la société comme son ombre. Cette nouvelle pièce de la société peut en compromettre le bon fonctionnement. De même que je puis être malade du cœur ou du foie, une société peut être malade du pouvoir ou des lois dont elle balise la route du bien commun. Sixième chapitre.
Enfin, septième chapitre, la qualité des citoyens. Un bon chasseur avec un mauvais fusil peut tuer plus de gibier qu’un mauvais chasseur avec un bon fusil. La société est un gigantesque instrument, comme un violon est un instrument et en est un le bistouri. Il est inutile d’avoir de bons instruments, si l’on n’a pas en même temps des citoyens habiles à s’en servir.
[1] Paul Valéry, Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 127, 1957, p. 1041.
[2] L’école québécoise ; énoncé de politique et plan d’action, Éditeur officiel du Québec, 1979, chap. 2, p. 28.
[3] Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social/Discours, Paris, Union Générale d’Éditions, coll. « 10-18 » nos 89-90, 1963, Du contrat social, p. 65.
[4] Jacques Leclercq, Leçons de droit naturel, t. I : Le fondement du droit et de la société, 3e éd. rev. et corr., Namur, Wesmael-Charlier, Louvain, Société d’études morales, sociales et juridiques, 1947, p. 200.
[5] Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Paris, Gallimard, coll. « Idées » no 422, 1955, p. 116.
[6] Pascal, Pensées, Texte de Léon Brunschvicg, Paris, Nelson, 1949, p. 197, no 358.
[7] Alain, Propos, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » no 116, 1962, pp. 594-596.
[8] Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Paris, Gallimard, coll. « Tel » no 1, 1976, p. 614.