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L’Église doit-elle se taire ?

Par Guy Durand

mardi 6 décembre 2005

LeDevoir 21-22 février 1998

L’actualité ramène régulièrement le sujet sur le tapis : déclaration de Mgr Turcotte et de Mgr Couture sur le rôle de la Cour suprême du Canada, déclaration du Vatican sur la concentration des terres au Mexique (Devoir 14 janvier 1998), déclaration du Vatican sur la censure politique à Cuba (Devoir 15 janvier 1998), déclaration du pape Jean-Paul II à Cuba contre l’embargo américain (Devoir 25 janvier 1998), etc. Les uns applaudissent, les autres dénoncent. Peut-on se donner des repères de réflexion ?

L’humanité a longtemps, très longtemps, confondu religion, politique et éthique : on avait une vision totalisante du monde et de la réalité humaine. La séparation de ces trois champs d’activité et de réflexion est un acquis de la civilisation, du moins en Occident. On se souvient tous des excès du passé : guerres de religion, inquisition, césaropapisme, obscurantisme, etc.

Au reste, ce principe n’est pas encore complètement acquis. Il reste des Etats théocratiques comme l’Iran actuel. Existent aussi des pays où il y a une religion d’Etat peu influente comme en Grande-Bretagne ou très influente comme en Israël. Ailleurs encore, des autorités religieuses cautionnent des dictatures, comme dans certains pays d’Amérique latine dans les années 70 et 80, ou exercent une influence prépondérante comme au Tibet, en Pologne récemment et au Québec il y a 40 à 50 ans.

Trois grands modèles
On peut concevoir, les rapports entre religion et politique, entre Église et État, selon trois grands modèles.

Le premier est celui de l’identification. Il repose fondamentalement sur une conception de Dieu qui intervient directement dans le cours de la vie. Sa parole est elle-même directement accessible dans des révélations explicites et dans des livres saints, interprétés par les autorités religieuses. Dieu étant immuable, cette parole est fixée dans des dogmes, célébrée dans des rites et traduite dans des règles éthiques qui ont tendance à être vues comme immuables. Dieu étant le Très-Haut, l’Omniscient, il est normal que ces dogmes, rites et règles débordent la vie privée des croyants et commandent l’organisation de la vie publique et de l’État. D’où l’identification cherchée entre morale et droit civil, entre religion et Etat. A la limite, l’idéal serait la théocratie.

Le second modèle se caractérise par la séparation radicale de l’Église et de l’Etat. La religion n’a rien à voir avec la vie publique, voire politique. Il y a ici deux perspectives. La première, laïciste, affirme que la foi et la religion sont des affaires purement pavées. L’ordre social doit admettre la liberté de croyance et de culte, mais cela ne doit avoir aucune incidence, aucune résonance sur le politique. La deuxième perspective, qui peut être le fait même de croyants, repose plutôt sur l’idée que la transcendance n’a pas de rapport avec l’histoire, avec le quotidien de la vie ; la foi n’a pas de répercussion sociale. A la limite, on aspire à une séparation complète, sinon à une opposition entre les sphères de la vie.

Le troisième modèle cherche à conjuguer deux idées : distinction et relation. Il y a, il doit y avoir distinction entre religion et politique, entre Eglise et Etat. La nature et la finalité de chacune de ces institutions sont différentes : la religion concerne prioritairement le rapport à Dieu, la spiritualité ; la politique concerne l’aménagement concret des libertés et du « vivre ensemble » des êtres humains. Mais il y a aussi relation. La foi comporte une dimension sociale : non pas un lien direct entre croyance et politique, non pas une inscription d’ordre social ou politique qui s’imposerait comme un absolu ; mais une incidence, une répercussion, une influence. Le message de foi inclut certaines valeurs de fond que les croyants et croyantes ont la responsabilité d’incarner, en réfléchissant et en travaillant en solidarité avec les autres citoyens et citoyennes. Ce modèle répond à un besoin de cohérence interne des croyants et des religions, il correspond aussi à une exigence de participation démocratique. Tout citoyen, tout groupe de citoyens cherche normalement à influencer la « chose publique ». Pourquoi les croyants et les groupes religieux ne pourraient-ils pas le faire ?

L’implication de l’Église catholique.
Les autorités catholiques, depuis quelques décennies tout au moins, reconnaissent explicitement la distinction entre religion et politique, entre éthique religieuse et lois civiles ; mais en même temps elles n’hésitent pas à s’impliquer dans de nombreux débats sociopolitiques : encyclique sur les excès du capitalisme, condamnation du communisme ; déclarations diverses du pape sur la politique en Pologne ; documents contradictoires sur la théologie de la libération ; déclaration des évêques du Canada en 1983 sur la priorité de la lutte contre le chômage plutôt que contre l’inflation ; déclarations des évêques québécois chaque année lors de la fête des Travailleurs ; prise de position récente sur la nouvelle politique concernant les assistés sociaux, etc. Les exemples seraient très nombreux à citer.

Depuis des années on parle de « l’enseignement social de l’Eglise » et on en discute dans les cours de théologie. Les médias font davantage mention des déclarations sur la sexualité, la participation des femmes, la légalisation éventuelle de l’euthanasie, les nouvelles technologies de procréation (lesquelles sont déjà des prises de position à connotation politique), mais il y en a beaucoup d’autres.

De la part des autorités religieuses, la question du choix des thèmes d’intervention est des plus délicates : il y aura toujours des gens pour les accuser de se mêler de ce qui ne les regarde pas, comme d’autres pour les féliciter d’être intervenues sur tel point. La tentation des récepteurs est de se réjouir quand la déclaration confirme leur position et de critiquer quand cela dessert leurs intérêts. En principe, aucun domaine ne devrait être exclu, ni sur le plan des sujets ni sur celui des processus de décision ou de leur mise en oeuvre. Mais peut-on se donner quelques critères ?

Le premier critère concerne la « nature » de l’intervention. Loin d’être des « dogmes » ou des ordres, ces déclarations sont plutôt des interpellations. Elles relèvent de l’analyse éthico-sociale, de la réflexion, de la sagesse pratique. Ce sont des documents de réflexion. Le style et le ton du document devraient le laisser paraître. Et les textes devraient toujours indiquer explicitement les valeurs que l’on veut protéger, par exemple le respect de la vie, la justice, l’égalité, la dignité humaine, la démocratie.

De la contradiction.
Les croyants et croyantes (et, pourquoi pas, les autres concitoyens) sont invités à les recevoir comme tels, c’est-à-dire comme des « documents de réflexion » (pour reprendre l’expression précédente) de la part de pasteurs ou de groupes chrétiens qui cherchent à comprendre et à dire les exigences des valeurs chrétiennes aujourd’hui jusque dans le quotidien de la vie. Un « texte officiel » a d’ailleurs plus de poids qu’une opinion émise de façon incidente. Ces interpellations peuvent entraîner des questionnements dérangeants, douloureux, des bouleversements même. Notamment quand il y a des textes contradictoires : pensons entre autres aux documents divergents de différents épiscopats sur la légalisation de l’avortement, pensons aux textes romains quasi contradictoires sur la théologie de la libération, pensons encore aux positions divergentes des épiscopats américain et français sur l’armement atomique. En France, l’épiscopat publie souvent des documents en indiquant le pourcentage d’évêques signataires. C’est le prix de la responsabilisation, c’est la rançon d’une conception adulte, et non infantilisante, de la religion et de la foi.

Un second critère tourne autour de la prudence et de la modestie. L’expérience enseigne qu’il y a eu dans le passé beaucoup d’exploitation des hommes et des femmes au nom de la religion et qu’il en existe encore aujourd’hui. Les autorités religieuses peuvent se tromper. Bien plus, il y a un pluralisme politique possible même pour les croyants. D’où l’attention requise des pasteurs à ne pas enfermer dans « l’autorité de la parole de Dieu » des choix forcément provisoires, aléatoires.

Cette prudence est particulièrement requise quand il s’agit de stratégies de partis. On ne voit pas en quoi il serait opportun de se prononcer à ce sujet à moins, encore une fois, qu’une valeur importante ne soit compromise.

Bref, il y a là un sujet plein d’embûches. Mais cela ne doit pas amener les croyants ainsi que les autorités des Eglises à renoncer à la dimension sociale et publique de leur foi et de leur vision du monde.

Guy Durand
Faculté de théologie, Université de Montréal
Avec la collaboration de Denise Couture, Michel Beaudin et Daniel Pourchot