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L’engagement social des croyants

par Frédéric-Pierre Chanut

jeudi 8 décembre 2005

L’engagement social des croyants
Frédéric-Pierre Chanut*

Alter alterius onera portate, « Portez les fardeaux les uns des autres » (Gal 6, 2) : c’est sous les auspices de cette péricope évangélique que la 11e université d’été de l’association « Carrefour d’histoire religieuse » a réuni ses membres entre le 10 et le 13 juillet 2002. Le Foyer des Etudiants Catholiques de Strasbourg accueillait la soixantaine de participants autour du thème de l’engagement social des croyants : doctrines, regards européens, expériences alsaciennes.

Une affluence discrète et attentive a assisté aux exposés, aux débats et aux soirées. Les diverses communications ont suivi un plan chrono-thématique et une distribution géographique. Avec J.-M. Salamito de l’université de Strasbourg II, nous avons abordé les fondements antiques chrétiens de la doctrine sociale fondée sur la mise en pratique des préceptes évangéliques confrontés à une société parfois étrangère ou hostile à ces nouvelles valeurs. Cependant la clandestinité des trois premiers siècles ne permettait pas de bâtir une théorie de cette charité vécue quotidiennement.

De leur côté, F. Rapp et S. Simiz (Nancy II) ont, avec rigueur, rappelé respectivement les institutions de la charité médiévale, véritables organes de la société d’alors, et les importants changements qui la touchent avec la Réforme catholique, en une sorte d’extension ample et de théorisation. Il est apparu que le Moyen Age posait les jalons d’un engagement communautaire efficace, comme le prouvent les pratiques caritatives professionnelles des corporations, alors que la devotio moderna1 annonçant l’humanisme et les réformes, insiste davantage et pour longtemps sur les aspects individuels de la foi et de ses œuvres.

Une fois posées les racines de l’engagement social des croyants, des spécialistes de l’histoire religieuse contemporaine en ont défini la doctrine et les champs d’application. Le professeur Mayeur de Paris IV a rappelé, en reprenant des travaux déjà anciens, les débats préalables à la publication de Rerum novarum, mettant en valeur les rôles partagés de la pensée anglo-saxonne proche de Gibbons, des jésuites et du pape lui-même. Le texte de l’encyclique reconnaît donc une influence à l’État et manifeste une certaine prudence tout en marquant une avancée considérable pour la fixation de la doctrine sociale de l’Église. Jérôme Grondeux (Paris IV) a présenté les convictions d’un doctrinaire du catholicisme social teinté d’une propension à l’intransigeance : Georges Goyau est en effet au cœur du débat intellectuel des années 1880 après le Syllabus (1864). L’orateur a montré comment, tout en faisant de la société moderne la descendante de 1789, Goyau défendit la thèse du ralliement avec, en toile de fond, le développement du catholicisme social.

De son côté, Jean Chaunu a élargi son point de vue sur la doctrine sociale du père Cavallera, jésuite, à sa biographie minutieuse et foisonnante, en s’appuyant sur son magistère moral et intellectuel fécond grâce à une double lecture : l’exil lié à l’expulsion de la Compagnie et la crise moderniste qu’il sut rejeter. Trois communications ont ensuite consacré leurs propos précis mais techniques à des secteurs professionnels particuliers, syndicalistes, médecins et assistantes sociales. Ainsi a été mise en lumière la difficulté de concilier foi et œuvres sociales dans leur engagement chrétien, au risque de la société moderne.

La demi-journée suivante fut aussi instructive, bien que différente, dans l’approche comme dans le contenu. Les interventions développèrent les thèmes de la contestation et de l’actualisation de l’engagement social des croyants. L’historien Paul Airiau (Fondation Thiers) avait pour tâche de montrer les fondements de cette contestation. Son vocabulaire pointu a rendu ardue la compréhension d’un propos vif et passionnant centré sur la présentation du catholicisme intégral ou intransigeant comme alternative à la modernité. Il a ainsi tenté une explication à la condamnation de l’Action française en 1926.

De son côté, Denis Pelletier, de l’Université de Lyon II, a présenté d’une manière limpide et didactique la crise des années 70 dans l’Église par des propos lumineux et renouvelés. Il l’a rapprochée des difficultés rencontrées par les trois piliers de l’institution ecclésiale qu’étaient alors le prêtre, le militant et le magistère, soulignant à juste titre que les discours les plus lucides sur le christianisme émanent la plupart du temps de personnalités intellectuelles extérieures au christianisme.

Mgr Minnerath a éclairé l’auditoire sur la complexité des nouveaux défis liés à la globalisation, posés aux croyants dans leur engagement social. Il illustra son propos en évoquant des initiatives papales concrètes, comme la création de l’Académie pontificale des Sciences sociales en 1994.

Quant à Mme Parmentier, de l’Université de Strasbourg II, elle s’est lancée dans une intervention monographique, où elle a présenté le mouvement œcuménique, y compris dans ses aspects historiques, ainsi que, depuis 1975, l’émergence du dialogue interreligieux. Elle s’est attardée sur sa dimension sociale qui veut réconcilier l’Église et le siècle selon cette formule non dénuée d’ambiguïtés : « Aller vers le monde pour témoigner et servir ».

Les expériences alsaciennes furent décrites l’après-midi du 11 juillet grâce à des intervenants divers qui mirent tous en lumière le lien fort avec les époques respectives. On peut seulement déplorer que le rabbin Heymann ait choisi de privilégier le traitement des orphelins juifs alsaciens à la fin du XIXe siècle, alors qu’un engagement social plus récent et plus évident pendant la Seconde Guerre mondiale pouvait être très opportunément envisagé. La préoccupation sociale de la communauté israélite est apparue dans son ancienneté et ses capacités d’adaptation puisque les orphelinats ont d’abord accueilli des enfants seuls, puis des cas sociaux, avant de fermer, pour le dernier en 2002.

L’exemple du pasteur alsacien Jean-Frédéric Oberlin pris par B. Vogler (Strasbourg II) a révélé une forte expérience sociale tous azimuts (enseignement, agronomie, artisanat). Cet inlassable « visionnaire du ciel et ouvrier de la terre » (B.V.) est resté épris de désenclavement économique régional et de justice sociale.

J.-N. Grandhomme (Strasbourg II) a rappelé pour sa part le rôle social et spirituel des prêtres et des séminaristes sous l’uniforme avant 1914 dans le contexte anticlérical prononcé de la IIIe République d’avant-guerre, fière de son slogan « les curés sac au dos ». Si Rome a toujours manifesté son opposition à la participation des clercs aux opérations militaires, le clergé français a dû compter avec l’obligation républicaine qui lui laissait trois possibilités : aumônier, auxiliaire de santé ou combattant.

Enfin les derniers exposés ont établi des éléments de comparaison entre la Belgique, la France, l’Allemagne et l’Autriche, mais n’ont pas toujours débouché sur la définition d’une conception proprement européenne. Deux communications ont, en premier lieu, abordé les préoccupations sociales des partis politiques français. Mme Auzépy-Chavagnac, de l’Institut catholique de Paris, s’est intéressée à la jeune droite catholique dans les années 1920-1940 et à ses efforts pour bâtir une politique chrétienne. Des intellectuels tels que Maritain ou Gilson sont évoqués pour caractériser un parcours rectiligne qui assimile divers courants liés à Charles Maurras comme au thomisme, à partir d’une analyse des revues de l’époque.

La place des femmes au M.R.P. fut traitée par L. Ducerf (université de Lyon III) qui établit rapidement comment l’esprit de la Libération (1944-1945), qui avait fait la part belle aux résistantes, s’étiola jusqu’au retour du général de Gaulle aux affaires.

Ensuite, l’engagement du « Richelieu autrichien », Mgr Seipel, fut l’objet d’un riche exposé de J.-P. Bled (Paris IV) qui analysa cet exemple de l’accommodement des principes aux réalités. Mgr Seipel, à l’heure où son pays doit choisir entre république et monarchie, fait le choix de la première voie dans le climat de violence politique des années 1920. S. Grünen, de l’Université d’Augsbourg, dans un français fort correct, exposa la doctrine sociale du christianisme allemand au travers des Katholikentage, points de rencontre de l’Église et du monde, dont il retraça l’historique, depuis l’enthousiasme des débuts autour de 1848, jusqu’à l’essoufflement lié à la sécularisation soulignée par D. Pelletier, en passant par la prise en compte du catholicisme social.

Les soirées offrent aussi des occasions de débattre et d’échanger de manière moins formelle, ou parfois plus solennelle. Les professeurs G. Cholvy et Y.-M. Hilaire, unis par une amitié ancienne, prennent en charge le tour d’horizon des parutions en histoire religieuse contemporaine de l’année écoulée. Sans langue de bois et avec humour, ils ne manquent pas de signaler les travaux des jeunes historiens et ceux des plus chevronnées répartis en thèses, ouvrages de vulgarisation, manuels de préparation des concours... Mgr Bressolette, recteur de l’Institut catholique de Toulouse, a réuni un auditoire nombreux et intéressé autour du statut des laïcs entre Vatican I et Vatican II, en appuyant précisément son propos sur des citations du fondateur de l’Opus Dei. L’intuition qui se dessine dès le milieu du XXe siècle sur la place des fidèles dans l’Église, puis sa définition ecclésiologique confirmée par le Concile ouvert il y a quarante ans, ont été largement explorées au cours de cette conférence.

Chaque université d’été prend connaissance de la région où se déroulent ses débats. Luc Perrin a illustré cette habitude conviviale en guidant l’essentiel des participants dans les quartiers allemands et français du XIXe siècle.

Ces rencontres réputées pour leur caractère familial et la place qu’elles accordent aux jeunes chercheurs méritent d’être connues. La presse locale ne manque jamais d’en souligner les apports scientifiques et l’engagement spirituel teinté d’œcuménisme.

Rendez-vous est pris au début de l’été 2003 au pied des marches de la place d’Espagne pour porter nos regards sur la Rome pontificale.2

* Enseigne l’histoire dans le secondaire à Toulouse, chargé de cours en Histoire médiévale à la Faculté Libre des Lettres de l’Institut catholique de Toulouse.


1 Mouvement spirituel apparu aux Pays-Bas au XIVe siècle. Il s’exprime dans l’Imitation de Jésus-Christ achevée dans le premier tiers du XVe siècle.
2 Renseignements et inscriptions : M. L. Laloux, Markt 16, 8950 Nieuwkerke (Belgique).