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Traduction par Raoul Audouin de l’interview du RP Avery DULLES sj publiée dans la revue Religion and Liberty - 1999
Le don divin de la liberté doit être employé à choisir le Bien
par le Cardinal Avery Dulles
mercredi 18 janvier 2006
Le RP Dulles est titulaire de la Laurence J. McGinley Chaire in Religion and Society de la Fordham University. Il a présidé la Catholic Theological Society of America ainsi que l’American Theological Society. Il a été créé cardinal depuis la parution de cette interview.
Article en provenance du site :
Pourquoi donc le Créateur a-t-il donné la liberté en partage aux hommes ? C’est pour les laisser faire de leur vie, précise le Cardinal Avery Dulles, une oeuvre d’art.[1]
R.& L. (revue Religion and Liberty) : Le Pape Jean Paul II, dans son Encyclique Centesimus Annus,observa que, de nos jours, l’individu est souvent étouffé entre ces deux puissances que sont l’Etat et le Marché. Vous avez indiqué que l’issue à ce dilemme se trouve dans le renforcement de la culture. Voudriez-vous bien développer ce point ?
RP Dulles : Les domaines politique et économique, malgré leur importance évidente, n’épuisent pas la réalité de la vie des êtres humains et de la société humaine. Ils ne couvrent que des aspects particuliers de la vie en commun. Plus fondamentale que l’un et l’autre est la sphère culturelle, qui porte sur le sens et la finalité de l’existence humaine dans toute son ampleur. La culture façonne et exprime nos idées et nos attitudes à l’égard de toutes les expériences humaines et, ce faisant, elle touche au mystère transcendant qui nous englobe et nous attire vers lui.
Dans notre siècle, le domaine de la culture a souvent été subjugué par les intérêts, tantôt politiques tantôt économiques. L’Etat cherche parfois à se servir des manifestations sportives, de l’instruction publique, des arts, des moyens de diffusion, ou de la religion, pour appuyer son idéologie. D’autre part, les négoces et l’industrie s’efforcent de faire des activités culturelles des entreprises profitables. Cette dernière tendance est spécialement visible dans les sociétés dites de consommation, comme la nôtre aux Etats-Unis. Pourtant, la culture devrait s’orienter vers le Vrai, le Beau et le Bien. Chaque fois que ces finalités transcendantes sont instrumentalisées par la poursuite du pouvoir et de la richesse, la civilisation se dégrade.
R.& L : Comment voyez-vous le rôle de l’ Eglise dans la culture ?
RP Dulles : La religion, du fait qu’elle se préoccupe des rapports entre les humains et Dieu, se trouve proche du noyau même de la culture. Les Chrétiens croient que Dieu a manifesté sa vérité, sa beauté et sa bonté de façon insurpassable dans son Fils incarné. L’Eglise, en célébrant la mémoire et la présence constante du Christ, s’efforce d’inspirer aux êtres humains un esprit de gratitude, d’amour et de service généreux. Elle contribue ainsi à édifier une civilisation de paix et d’amour. Si la religion n’est pas reconnue comme force autonome, la moralisation devient un outil pour les puissances politiques et mercantiles, et la moralité s’en trouve dénaturée.
R.& L : Il règne beaucoup de confusion sur la signification de l’expression "liberté humaine". Quelles conceptions erronées sont à la source de ce désordre ?
RP Dulles : Dans les sociétés occidentales, l’on définit souvent la liberté en termes politiques, notamment l’immunité vis-à-vis de la force contraignante de l’Etat. Dans les sociétés marxistes, l’insistance est placée sur l’aspect économique, sous l’aspect de protection contre les manipulations de l’industrie et du capital. Ces concepts, sans être dépourvus de poids, sont incomplets.
Dans l’opinion populaire, l’on entend par liberté : pouvoir faire ce qui vous plaît, sans restrictions morales ni matérielles. Cette vue arbitraire de la liberté conduit à un individualisme sans bornes, au chaos social et au déni de tous critères moraux. Bien des gens s’imaginent que s’engager à des comportements permanents, comme une vocation, ou des rapports familiaux, serait affaiblir leur liberté. Ils vivent alors sans attaches, au gré d’impulsions passagères plutôt que de convictions solides. De telles existences deviennent souvent vides et insignifiantes, et dérivent vers le suicide par manque d’espoir.
Lord Acton et d’autres sages penseurs nous ont enseigné que la liberté véritable est autre chose que la licence. Ce n’est pas le pouvoir de faire n’importe quoi, mais celui de choisir ce qu’il est bon de faire. La moralité n’est pas une barrière opposée à notre liberté, mais la condition d’une authentique réalisation de soi. Prendre des engagements responsables n’est pas annuler notre autonomie, mais lui faire atteindre sa destination.
R.& L. : Quelle est, par conséquent, une façon appropriée de comprendre la liberté ?
RP Dulles : La liberté consiste dans la maîtrise de soi et l’auto-détermination. Elle nous est donnée afin que nous puissions nous attacher volontairement au véritable Bien humain. Jean-Jacques Rousseau se trompait en écrivant : "L’Homme naît libre". Nous naissons dans un état de dépendance d’autrui presque totale, mais par l’éducation et la pratique, nous élargissons peu à peu notre zone de liberté. Au sens le plus profond, la liberté est un don de Dieu parce que nous ne pouvons pas nous affranchir de nos illusions et de nos désirs égoïstes sans la grâce divine. Jésus peut ainsi dire : "Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres" (Jean : 8, 32).
Dieu ne nous impose pas de force sa vérité et sa grâce, mais nous appelle à l’accepter. Dieu respecte à un tel point notre liberté, qu’il nous laisse la possibilité d’en mésuser en nous détournant de lui et en agissant à l’encontre de ses intentions pour nous.
R.& L. : Permettez-moi de citer un texte récent de Jean Paul II sa Lettre aux Artistes : "Tous les hommes et toutes les femmes ont reçu mission de modeler leur propre existence : en un certain sens, ils ont à en faire une oeuvre d’art, un chef d’oeuvre." Pourriez-vous commenter ce rapport entre liberté et vocation à modeler son existence ?
RP Dulles : Dieu, en créant le monde, a agi en totale liberté et sans intérêt personnel. Possédant en lui-même la Béatitude, il créait le monde simplement pour donner à d’autres une part à son infinie bonté. Dans notre existence, par la vie corporelle et les dons de l’esprit nous participons à la perfection propre de Dieu, encore que partiellement. Notre faculté de faire des choses nouvelles nous introduit dans une relation étroite avec le Dieu Créateur. Nous reflétons l’activité créatrice de Dieu le plus parfaitement quand nous façonnons librement des objets de beauté, donnant forme esthétique à des concepts de notre propre esprit. Le pape Jean Paul II, qui fut poète, dramaturge et acteur avant d’être prêtre, apprécie vivement la vocation des artistes. Sa Lettre aux Artistes, à mon avis, invite chacun de nous à une réflexion plus profonde sur l’importance de la beauté en tant que propriété transcendantale de l’être, inséparable de la vérité et de la bonté.
En sa qualité de prêtre, Jean Paul considère les analogies entre l’art et la sainteté. Les saints reflètent la liberté et la charité du Christ lorsqu’ils le suivent d’une façon originale et distinctive. En nous donnant librement au Christ lorsque nous imitons les saints nous pouvons, par sa grâce, nous remodeler à l’image du Christ. Comme il fut lui-même le chef d’oeuvre de Dieu, reflétant la gloire rayonnante du Père, de même chaque vie humaine peut être une création libre et splendide, une véritable oeuvre d’art.
R.& L : Sur cette lancée, que signifie pour les gens, être co-créateurs avec Dieu ?
RP Dulles : Créer, au sens propre du terme, signifie produire à partir de rien. Dieu a créé lorsqu’il a fait le monde au commencement, mais en sortant de ses mains, cela restait à certains égards incomplet. En donnant aux êtres humains de régner sur le reste des créatures, Dieu les invite à compléter, en un certain sens, l’œuvre qu’ Il a commencée. Par le fait des rapides avancées des sciences et de la technologie, nous avons été témoins d’une croissance exponentielle dans la production et la circulation des biens. Ce progrès n’est pas un empiétement sur les prérogatives de Dieu, mais une réalisation du dessein de Dieu qui nous a destinés à régner sur la terre. Tout ce que nous réalisons, évidemment, dépend des dons antérieurs de Dieu, sans lesquels nous n’aurions aucun pouvoir.
R. & L. : Comment cette perspective peut-elle être appliquée à la vie dans la sphère commerciale ?
RP Dulles : En nous faisant à son image et à sa ressemblance, Dieu nous destinait à travailler en agents libres, indépendants. Avec un tel mandat, assurément, vient l’intimidante responsabilité de sauvegarder ou d’accroître la beauté de la nature et de rendre le monde plus plaisant et habitable pour les générations futures.
Production et consommation, négoces et profits ne sont pas des fins en soi, mais doivent être régis par des normes plus élevées telles que vérité, beauté, bonté, et concorde entre peuples. Les institutions de la culture peuvent éduquer les gens à orienter leurs énergies, leurs investissements et leurs achats dans le respect de ces normes. L’Etat devrait protéger la liberté d’initiative dans les métiers et les échanges plutôt que de chercher à réglementer toutes choses. Mais il doit parfois user de son autorité pour veiller à ce que l’industrie et le commerce effectivement améliorent l’existence de tous.
R.& L. : Nous venons de toucher à des secteurs de la doctrine sociale chrétienne, en particulier Catholique romaine. Pour des observateurs extérieurs, l’Eglise Catholique semble actuellement plus ouverte aux thèses de Société libre qu’il y a un siècle. Pourriez-vous commenter cette évolution ?
RP Dulles : Au dix-neuvième siècle, l’Eglise catholique critiquait légitimement le libéralisme qui s’est étendu sur l’Europe continentale après la Révolution Française. "Liberté" était un slogan utilisé pour détruire l’autorité établie, y compris ecclésiastique. Dans leur inquiétude à l’égard des mouvements démocratiques, les papes étaient enclins à soutenir les Etats confessionnels, où le trône et l’autel étaient alliés. Mais dès Léon XIII, les papes commencèrent à dénoncer les systèmes totalitaires où l’Etat visait à la domination sur l’économie, l’éducation, et la religion. Devant les méfaits massifs du Communisme soviétique, du Fascisme et du National-Socialisme, l’Eglise commença à parler plus favorablement des sociétés où l’Eglise, bien que séparée de l’Etat, jouissait constitutionnellement de la liberté de poursuivre sa mission. Le Second Concile du Vatican et les papes depuis Pie XII ont approuvé les sociétés libres à gouvernement autonome, pourvu que les critères de moralité et de justice, ainsi que les droits et la dignité de la personne humaine y soient considérés comme inviolables.
R.& L. : Dans quelle mesure estimez -vous que la doctrine sociale catholique influe sur le débat public ?
RP Dulles : Depuis un siècle et davantage, l’Eglise Catholique a élaboré un corps officiel de doctrine sociale, basé sur la pensée de St Augustin et de St Thomas d’Aquin, et la tradition issue de ces grands penseurs chrétiens. Le Pape Jean Paul II a écrit trois Encycliques traitant respectivement du travail, de la question sociale, et du centenaire du Rerum Novarum de Léon XIII. L’enseignement social catholique n’est pas un exercice de théorie économique, politique ou sociologique. Il cherche à mettre en évidence les principes requis par la fidélité à la loi morale et à l’Evangile. Il souligne la solidarité humaine, le souci des pauvres et la liberté des personnes.
R & L : Qu’est -ce que l’enseignement social catholique a à dire du rôle de l’Etat et de ses limites, et pourquoi ?
RP Dulles : La doctrine sociale catholique reconnaît l’importance de l’Etat pour maintenir l’ordre public, qui doit être fondé sur la vérité, la justice, la charité et la liberté. Mais la compétence de l’Etat a des limites. Il a pour raison d’être de servir ses citoyens, et non pas de les régenter. Relevant de la loi éternelle de Dieu, l’Etat n’a pas le droit de s’ériger en juge en matière de vérité, de moralité ou de Révélation religieuse. Il doit respecter les droits primordiaux des individus et des familles, y compris la propriété des biens, et le droit des parents à choisir la forme d’éducation de leurs enfants. Conformément au principe de subsidiarité, l’Etat ne doit pas s’arroger les fonctions qui peuvent être remplies adéquatement par des instances moins élevées, y compris les organisations privées.
R.& L. : Aux approches de la fin du millénaire, beaucoup sont venus à estimer que Saint Thomas d’Aquin est le personnage le plus influent des dix derniers siècles. L’Aquinate semble d’ailleurs avoir eu une influence profonde sur votre théologie. Comment comprenez-vous son leg intellectuel ?
RP Dulles : J’incline à penser que Thomas d’Aquin fut le penseur le plus influent du second millénaire. Il est certain qu’il a eu une grande influence sur l’Eglise Catholique, particulièrement à partir du milieu du dix-neuvième siècle, lorsque sa philosophie fut tirée de l’oubli. Je ne suis pas un spécialiste de St Thomas, mais il n’est pas de théologien pour qui j’aie une plus grande estime. Dans tout mon travail en théologie, je m’attache à consulter son enseignement sur le point que j’étudie ; dans presque tous les cas il y a une référence sage et d’importance à évoquer.
Comme philosophe et comme théologien St Thomas est exemplaire par son attention scrupuleuse aux opinions des autres penseurs, par sa modestie et sa patience, sa fidélité aux Ecritures et à la Tradition, puis son talent pour synthétiser des principes tirés d’une grande diversité de disciplines. Pour comprendre la vision religieuse qui anime la pensée de l’Aquinate, il nous faut relire ses œuvres de piété aussi bien que ses ouvrages techniques. Ce serait une sérieuse négligence que d’ignorer ses prières et hymnes.
R.& L. : Quels sont, pour l’Eglise et pour sa doctrine sociale, les défis les plus urgents à relever au moment d’entrer dans le millénaire suivant ?
RP Dulles : Au seuil du troisième millénaire ; les Chrétiens ont deux tâches majeures à remplir. L’une est d’assimiler les plus beaux fruits de leur propre héritage, de façon à connaître ce qu’ils doivent croire et exprimer. L’autre est de faire part de leur vision et de leurs valeurs au monde complexe et turbulent de notre époque. Dieu nous a donné dans son Christ une révélation de vérité et de sainteté valable en tous temps, en toutes régions et cultures. Mais nous avons échoué à faire part de ce trésor à ceux qui maintenant meurent d’inanition spirituelle. Sans le Christ, les gens ne trouveront jamais le véritable sens ni l’objectif de la vie et ils ne pourront atteindre l’unité et la paix que Dieu destine à la totalité de la famille humaine.
Notre premier travail est de croire ; de nous hisser au niveau de la Foi. Si notre foi était vigoureuse et saine, nous serions de bons témoins du Christ et de la Bonne Nouvelle. Notre impuissance à convertir est due en majeure partie à la faiblesse de nos convictions.
R.& L. : Pour finir, je voudrais citer un article parlant de vous, dans un récent numéro du New York Times : "Entré agnostique à Harvard en 1936, le futur théologien fut attiré par St Thomas d’Aquin et d’autres philosophes catholiques du Moyen Age. Il devint catholique en 1940 pendant son passage à l’Ecole de Droit de Harvard..." Voulez-vous bien dire quelques mots sur votre conversion ?
RP Dulles : J’ai commencé à découvrir Thomas d’Aquin en lisant le livre de Jacques Maritain Art et Scolastique, avant même d’entrer au Collège [à Harvard]. J’en appris beaucoup plus au Collège, surtout grâce aux ouvrages d’Etienne Gilson. Ma conversion au Catholicisme fut aidée par certaines études dans Platon, Aristote, Augustin, Dante, etc. Ma thèse de doctorat, qui devint un livre, porta sur un Platonicien de la Renaissance, Pic de la Mirandole. A travers ces travaux et d’autres sujets d’intérêt, notamment la floraison des arts et de l’architecture pendant le Moyen Age et la Renaissance, j’ai été puissamment attiré vers le Catholicisme. J’ai alors acquis la conviction que la civilisation occidentale ne pourrait avancer désormais sans être régénérée par ses racines religieuses, lesquelles avaient été conservées sans changements destructeurs dans l’Eglise catholique. En y adhérant, j’ai trouvé la présence vivante du Christ, qui s’est donné lui-même pour la vie du monde.
[1]Traduction par Raoul Audouin de l’interview du RP Avery DULLES sj publiée dans la revue Religion and Liberty (Vol. 9, n°3, May and June 1999) sous le titre "God’s Gift of Fredom Must Be Used to Choose the Good", parue dans Le Point de Rencontre, n°60, décembre 1999, pp. 4-13.