Accueil > Documents > Articles et/ou travaux d’auteurs - dont ceux trouvés sur le net > Marché et État dans Centesimus annus

Association Internationale pour l’Enseignement Social Chrétien - Prague, septembre 2003

Marché et État dans Centesimus annus

par Jean-Yves NAUDET Professeur à l’Université Paul Cézanne (Aix-Marseille III) Président de l’Association des Economistes catholiques de France

jeudi 5 janvier 2006

Travaux : Association Internationale pour l’Enseignement
Social Chrétien - Prague, septembre 2003

Dès le début de la Doctrine Sociale de l’Église sous sa forme moderne, c’est-à-dire depuis Rerum novarum, le rôle de l’Etat est fortement présent dans les encycliques sociales. En ce sens, à l’évidence, la doctrine sociale de l’Église n’est pas libertarienne et reconnaît un certain rôle de l’Etat dans le domaine économique et social. Dans le découpage de Rerum novarum tel qu’il est présenté actuellement, un chapitre entier est intitulé : « le rôle de l’Etat » et constitue à peu près un quart de la longueur de l’encyclique, des paragraphes 25 aux paragraphes 35. En particulier Léon XIII dit que les chefs d’Etats doivent agir en sorte (parag. 26) que la Constitution et l’administration de la société fassent fleurir naturellement la prospérité ! En particulier, au parag. 27, Léon XIII souligne que l’équité demande donc que l’Etat se préoccupe des travailleurs.

En même temps, il souligne les limites de cette action de l’Etat (parag. 28) : « il est dans l’ordre que ni l’individu, ni la famille, ne soient absorbés à l’État ; cependant, aux gouvernants il appartient de prendre soin de la communauté et de ses parties ».

Reprenant l’analyse de Rerum novarum et la résumant dans le premier chapitre de Centesimus annus, consacré aux traits caractéristiques de Rerum novarum, au parag. 11, Jean-Paul II rappelle la doctrine de Léon XIII. « Si Léon XIII en appelle à l’Etat pour remédier selon la justice à la condition des pauvres, il le fait aussi parce qu’il reconnaît à juste titre que l’Etat a le devoir de veiller au bien commun et de pourvoir à ce que chaque secteur de la vie sociale, sans exclure celui de l’économie, contribue à la promouvoir tout en respectant la juste autonomie de chacun d’entre eux. Toutefois, il ne faudrait pas en conclure que pour le Pape Léon XIII la solution de la question sociale devrait dans tous les cas venir de l’État, au contraire, il insiste à plusieurs reprises sur les nécessaires limites de l’intervention de l’État et sur sa nature de simple instrument, puisque l’individu, la famille et la société lui sont antérieurs et que l’Etat existe pour protéger leurs droits respectifs, sans jamais les opprimer ».

Cette conception raisonnable et limitée du rôle de l’Etat se retrouve dans l’ensemble des grandes encycliques sociales, en particulier chez Pie XI dans Quadragesimo anno et chez Jean XXIII dans Mater et magistra, en particulier dans les paragraphes 51 à 58. De manière très significative, Jean XXIII commence par affirmer au parag. 51 qu’il faut en premier lieu poser que dans le domaine économique la priorité revient à l’initiative privée des individus agissant soit isolément, soit associés de diverses manières, à la poursuite d’intérêts communs, mais en même temps il ajoute, au parag. 53 : cette intervention de l’État qui est nécessaire - comme il l’a rappelé au parag. 52 - pour encourager, stimuler, coordonner, suppléer, et intégrer, s’appuie sur le principe de subsidiarité.

Si l’État est présent dès l’origine en tant que tel dans la Doctrine Sociale de l’Église, il n’en est pas tout à fait de même pour le marché, en tout cas, son nom n’est pas explicitement cité. Bien entendu, à partir du moment où le rôle de l’Etat est limité, cela signifie que les initiatives privées sont premières et donc que le marché qui est le mode d’expression naturel de ces initiatives privées joue un rôle important.

En particulier, on pourrait considérer que le rôle du marché découle directement du principe de subsidiarité tel qu’il est en particulier précisé par Pie XI dans Quadragesimo anno, notamment au parag. 86, dont je vous rappelle les termes essentiels : « il n’en reste pas moins indiscutable qu’on ne saurait ni changer, ni ébranler, ce principe si grave de philosophie sociale. De même qu’on ne peut enlever aux particuliers pour les transférer à la communauté les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social que de retirer aux groupements d’ordres inférieurs pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes ».

On pourrait trouver des éléments équivalents, notamment dans Mater et magistra, comme on l’a cité tout à l’heure, lorsque Jean XXIII rappelle que l’essentiel vient des initiatives privées des individus. Mais il à noter que l’enseignement social de l’Église n’intègre pas à cette époque complètement les concepts habituels de l’analyse économique et en particulier ne parle pas en termes de marché, mais simplement d’initiatives des individus.

Qu’en est-il chez Jean-Paul II et en particulier dans Centesimus annus ? Il est évident que Centesimus annus se situe dans la droite ligne des textes précédents, mais il le fait avec un approfondissement de la doctrine comme cela se passe d’encyclique en encyclique et de pontife à pontife et en apportant un certain nombre de nuances. Ce qui est nouveau dans ce domaine, c’est une référence explicite au marché, à ses avantages, et à ses limites, et plus généralement au-delà du marché, à l’économie de marché.

En outre, comme ses prédécesseurs, mais avec plus d’approfondissement, Jean-Paul II étudie le rôle de l’Etat dans l’économie et dans les affaires sociales et il présente également une critique de l’état de l’assistance. Le phénomène sans doute ici le plus nouveau, c’est un recours quasi systématique au vocabulaire, au raisonnement, et aux enseignements de la science économique, et Jean-Paul II lui-même souligne l’importance de ce recours aux sciences sociales dans Centesimus annus, au parag. 59 : « en outre, la doctrine sociale a une importante dimension interdisciplinaire. Pour mieux incarner l’unique vérité concernant l’homme dans des contextes sociaux, économiques et politiques différents et en continuel changement, cette doctrine entre en dialogue avec les diverses disciplines qui s’occupent de l’homme. Elle en assimile les apports et elle les aide à s’orienter dans une perspective plus vaste vers le service de la personne connue et aimée dans la plénitude de sa vocation ».

Il me semble qu’il y a là un apport essentiel de centesimus annus qui d’une part utilise les instruments de la science économique et, de l’autre, donne à la science économique sa plénitude en la replaçant dans un contexte plus vaste qui est celui de l’unique vérité sur l’homme. Cet approfondissement, cette utilisation de la vie économique, on peut le voir à la fois du point de vue du marché et du point de vue de l’Etat, dans deux parties successives, d’abord en examinant les avantages et les limites du marché, ensuite en regardant le rôle économique de l’Etat et en même temps la critique de l’état de l’assistance.

Première partie : Le marché : avantages et limites

1) - Les avantages du marché

Les avantages du marché sont essentiellement présentés aux parag. 34 et 40 de Centesimus annus. On est frappé par le fait que Jean-Paul II recourre systématiquement au raisonnement économique, ainsi, parag. 34 : « il semble qu’à l’intérieur de chaque pays, comme dans les rapports internationaux, le marché libre soit l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins ».

On observera qu’il y a ici deux arguments techniques en faveur du marché. D’une part, c’est la technique qui permet de répartir les ressources et notamment en interne, dans une entreprise, d’utiliser des facteurs de production de la manière la plus efficace possible, et, d’autre part, en externe, de répondre aux besoins, le marché et donc les mécanismes des prix sont ceux qui permettent aux entreprises de répondre aux besoins des clients. On observera également que ce recours au marché pour Jean-Paul II est aussi bien un mécanisme interne à chaque pays, qui sont donc des économies de marché, qu’un mécanisme régissant les rapports internationaux et donc le commerce international dont le Pape fait par ailleurs l’éloge dans un autre paragraphe.

Ensuite, au parag. 40, Jean-Paul II insiste sur le fait que : « les mécanismes du marché présentent des avantages solides ». Ces avantages sont pour Jean-Paul II au nombre de 3 : « entre autres, ils aident à mieux utiliser les ressources, ils favorisent les échanges de produits, et surtout ils placent au centre la volonté et les préférences de la personne qui, dans un contrat, rencontrent celles d’une autre personne ». On observera deux éléments : à nouveau un élément d’ordre technique, le marché sert à utiliser les ressources et à favoriser les échanges. C’est une technique, évidemment, sur ce point plus efficace que la planification centralisée. Mais aussi ce qui est très intéressant, une argumentation éthique, puise que le marché place au centre la volonté et les préférences de la personne qui, dans un contrat sous entendu libre, rencontre celles d’une autre personne. Ce sont deux volontés libres qui se rencontrent.

Au-delà du marché lui-même, Jean-Paul II en vient à désigner le système économique lui-même et ce système économique utilisant le marché est, selon l’expression même du Pape : « une économie de marché ». C’est le fameux parag. 42 : « En revenant à la question initiale : peut-on dire qu’après l’échec du communisme, le capitalisme est le système social qui l’emporte et que c’est vers lui que s’orientent les efforts des pays qui cherchent à reconstruire leur économie et leur société ? Est-ce le modèle qu’il faut proposer aux pays du tiers-monde qui cherchent la voie du vrai progrès de leur économie et de leur société civile ?

La réponse est évidemment complexe : si sous le nom de capitalisme, on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s’il serait peut-être plus approprié de parler d’économie d’entreprise ou d’économie de marché, ou simplement d’économie libre ».

2) - Les limites du marché

Ce marché qui présente donc des avantages solides, présente également des limites importantes. On peut en relever quatre qui sont soulignées par Jean-Paul II. Tout d’abord, au parag. 34, il indique que cette efficacité du marché « ne vaut que pour les besoins solvables parce que l’on dispose d’un pouvoir d’achat ». Autrement dit, un homme qui éprouve des besoins fondamentaux et qui n’a pas de revenus suffisants ne peut par le mécanisme du marché se procurer des ressources, et répondre à ses besoins. Cela signifie que le marché est un mécanisme nécessaire, mais n’est en aucun cas un mécanisme suffisant, il ne règle pas à lui seul la totalité des problèmes de distribution. Il y a, en effet, des individus qui, par exemple, sont au chômage, ou sont écartés de l’activité économique pour des raisons, par exemple, de santé ou d’âge. Ceux-là peuvent ne pas avoir des ressources suffisantes pour accéder au marché.

La réponse ici viendra de ce que Jean-Paul II appelle « un certain dû à l’homme parce qu’il est homme » et c’est tout le vaste domaine de la justice distributive et pas seulement commutative et donc de la redistribution, c’est à dire le vaste thème que Jean-Paul II aborde souvent de la solidarité et, en particulier, de l’option préférentielle pour les pauvres. Ici, le marché ne résout pas la question des personnes qui n’ont pas de revenus suffisants pour y accéder.

Deuxième limite du marché, soulignée en particulier au parag. 40 : « il y a des besoins collectifs et quantitatifs qui ne peuvent être satisfaits par ces mécanismes ». C’est-à-dire ici, des besoins qui, pour des raisons économiques, ne peuvent être réglés par le mécanisme du marché. Il s’agit de certains besoins collectifs, de certains biens publics, dont l’exemple le plus évident est celui de la défense nationale ou un certain nombre de besoins de sécurité. Le mécanisme du marché fonctionne sans difficultés majeures pour ce qui est des biens divisibles, appropriables, il ne peut pas régler le problème de certains biens publics. Cela ne signifie pas pour autant que la solution dans ce cas-là est systématiquement du côté de l’État ; il existe des mécanismes intermédiaires faisant appel à des associations, à des clubs ou à la société civile, qui peuvent régler ce mécanisme de biens publics, mais le marché lui-même ne peut permettre de répondre à la totalité des besoins humains.

Troisième limite du marché : « il y a des nécessités humaines importantes qui échappent à sa logique. Il y a des biens qui en raison de leur nature ne peuvent, ni ne doivent, être vendus ou achetés ». C’est sans doute la remarque fondamentale. C’est à dire que le marché cette fois-ci peut être illégitime pour des raisons éthiques et comme beaucoup de mécanismes humains et, en particulier économiques, il n’est légitime que dans son domaine propre. Autrement dit, il y a des nécessités humaines qui doivent échapper à la logique du marché, dans le domaine des sentiments, de l’affection, de la politique. Il y a surtout des biens qui, dans leur nature même, ne peuvent être vendus, ceux qui concernent le corps humain ou ce qui est moralement répréhensible. Jean-Paul II dans un autre passage souligne en particulier les questions de la drogue et de la pornographie.

Ici, on pourrait dire que le marché, du point de vue éthique, est en quelque sorte amoral et non pas immoral. Il est amoral en ce sens qu’il reflète ce qu’il y a dans le cœur de l’homme et que l’on peut sur le marché faire le bien et le mal, acheter de quoi nourrir ses enfants, et, au contraire, avilir la personne humaine par un recours immoral au marché. On pourrait dire du marché la même chose que par exemple de la démocratie. La démocratie est légitime dans son domaine propre qui est celui de la vie politique, elle n’est pas, par exemple, légitime dans la famille, ou dans l’Église. Le marché est légitime dans son domaine propre, il n’est pas légitime en dehors de son domaine propre, et une des dérives de nos sociétés modernes, c’est le fait que tout devienne marchand et que l’on vende aussi bien des personnes que des éléments du corps humain, ou des éléments propres à détruire l’homme par les mécanismes du marché. Il y aura donc besoin, nous y reviendrons, d’un régulateur éthique.

Enfin, quatrième critique, parag. 40 : « les mécanismes du marché comportent le risque d’une idolâtrie du marché qui ignore l’existence des biens qui par la nature ne sont et ne peuvent être de simples marchandises ». C’est évidemment quelque chose qui reprend et approfondit le point précédent : l’idolâtrie du marché vient dans un système économique lorsque le marché envahit tout. On passe alors de l’économie de marché qui est légitime à une société marchande où tout s’achète et tout se vend, même les hommes politiques, les marchés publics, les trafics d’influence, le corps humain, voire les bonnes notes aux examens. On risque alors lorsqu’il y a cette idolâtrie de prendre ce moyen légitime qui est le marché pour la fin, pour le but, de la vie économique.

Plus généralement, Jean-Paul II souligne, au parag. 42, une limite non plus du marché lui-même, mais de l’économie de marché. On a vu que dans sa question pour savoir si c’était l’économie de marché qui l’emportait, il répondait dans un premier temps de manière affirmative si le marché correspondait à un certain nombre de critères dont nous avons parlé au parag. 32, mais il ajoute dans ce parag. 32, la deuxième partie de ce raisonnement : « mais si par capitalisme, on entend un système où la liberté dans le domaine économique n’est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière dont l’axe est d’ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative ». Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie deux choses : d’abord qu’il n’y a pas de marché sans un contexte juridique ferme, c’est à dire sans ce que l’on appelle un état de droit, des règles du jeu qui s’appliquent à tous, et ensuite qu’il n’y a pas de marché sans une éthique et l’un des éléments essentiels de la doctrine sociale de l’Église me semble être d’apporter cette éthique qui n’est pas fournie par le marché lui-même, mais qui vient des profondeurs de la conscience humaine, ainsi que de la révélation.

Qu’en est-il maintenant du rôle de l’Etat face au marché ?

Deuxième partie : L’Etat, rôle économique et critique de l’état de l’assistance

1) - Rôle économique de l’Etat.

Le rôle de l’Etat dans le secteur économique est explicitement abordé tout au long du parag. 48 de Centesimus annus. D’abord, il y a un rôle d’encadrement : « l’activité économique, en particulier celle de l’économie de marché, ne peut se dérouler dans un vide institutionnel juridique et politique. Elle suppose au contraire que soient assurées les garanties des libertés individuelles et de la propriété, sans compter une monnaie stable et des services publics efficaces. Le devoir essentiel de l’Etat est cependant d’assurer ces garanties ».

Ce n’est pas le seul rôle de l’Etat que ce rôle d’encadrement. L’Etat a aussi, par ailleurs : « le devoir de surveiller et de conduire l’application des droits humains dans le secteur économique. Dans ce domaine toutefois, ajoute Jean-Paul II, la première responsabilité ne revient pas à l’Etat, mais aux individus et aux différents groupes ou associations qui composent la société. L’Etat ne pourrait pas assurer directement l’exercice du droit au travail de tous les citoyens sans contrôler toute la vie économique et entraver la liberté des initiatives individuelles. Cependant, cela ne veut pas dire qu’il n’ait aucune compétence dans ce secteur, comme l’ont affirmé ceux qui prônent l’absence totale de règles dans le domaine économique, au contraire, l’Etat a le devoir de soutenir l’activité des entreprises en créant les conditions qui permettent d’offrir des emplois, en la stimulant dans les cas où elle reste insuffisante, ou en la soutenant dans les périodes de crise ».

Autrement dit, le rôle de l’Etat n’est pas de tout faire et surtout pas à la place des individus et des groupes qui composent la société, notamment des entreprises, mais l’Etat non plus n’a pas pour rôle de ne rien faire, il a le devoir de créer les conditions qui favorisent le développement économique. Créer les conditions qui favorisent par exemple le développement des entreprises pour qu’elles puissent créer des emplois. C’est un rôle d’encadrement, c’est un rôle de stimulation et, évidemment, c’est ici que le principe de subsidiarité doit trouver toute sa place.

En outre, Jean-Paul II ajoute quelques autres fonctions de suppléance de l’Etat dans des circonstances exceptionnelles, en cas par exemple de monopole, pour des actions urgentes pour le bien commun, qui doivent être limitées dans le temps, pour ne pas enlever de manière stable aux groupes les compétences qui leur appartiennent. C’est donc une conception modérée du rôle de l’Etat qui est présentée dans Centesimus annus et qui de ce point de vue n’est pas fondamentalement différente de ce que l’on trouvait déjà dans Rerum novarum ou dans Mater et magistra. Il y a cependant, me semble-t-il, un élément nouveau, toujours dans ce parag. 48, qui est la critique de l’état de l’assistance.

2) - Critique de l’état de l’assistance.

Il est vrai que cette critique n’aurait pas eu de sens dans un système économique comme celui du 19e siècle. Elle a un sens dans les économies de marché les plus développées lorsque l’on a l’Etat providence qui envahit la totalité du tissu économique et social et qui devient contraire au principe de subsidiarité. Il faut lire avec attention le texte de Jean-paul II, au parag. 48 : « on a assisté récemment à un important élargissement du cadre de ces interventions, ce qui a amené à constituer en quelque sorte un état de type nouveau, l’état du bien être. Ces développements ont eu lieu dans certains Etats pour mieux répondre à beaucoup de besoins en remédiant à des formes de pauvreté et de privation indignes de la personne humaine. Cependant, au cours de ces dernières années en particulier, des excès ou des abus assez nombreux ont provoqué des critiques sévères de l’état du bien-être que l’on a appelé l’état de l’assistance. Les dysfonctionnements et les défauts des soutiens publics proviennent d’une conception inappropriée des devoirs spécifiques de l’Etat. Dans ce cadre, il convient de respecter également le principe de subsidiarité : une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’ordre inférieur en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société en vue du bien commun ».

Et c’est là que l’apport de Jean-Paul II est sans doute le plus novateur : « en intervenant directement et en privant la société de ses responsabilités, l’état de l’assistance provoque la déperdition des forces humaines, l’hypertrophie des appareils publics, animé par une logique bureaucratique plus que la préoccupation d’être au service des usagers avec une croissance énorme des dépenses. En effet, il semble que les besoins soient mieux connus par ceux qui en sont plus proches, ou qui savent s’en rapprocher, et que ceux-ci soient plus à même d’y répondre. On ajoutera que souvent certains types de besoins appellent une réponse qui ne soit pas seulement d’ordre matériel, mais qui sache percevoir la requête humaine plus profonde ». Ici Jean-Paul II utilise les raisonnements de la science économique et, en particulier, l’analyse de ce que l’on appelle le public choice pour renouveler profondément le regard posé sur le principe de subsidiarité. Dans les États-providence, comme on dit habituellement, l’Etat a pris en charge la totalité de la solidarité.

Ce faisant, il y a le risque d’un dérapage bureaucratique, il y a le risque d’une explosion des dépenses, et on pourrait ajouter - cela va avec - d’une explosion des prélèvements obligatoires. Or, ces prélèvements obligatoires viennent menacer l’efficacité même de l’économie de marché. En outre - et c’est l’autre argument de Jean-Paul II - cet état de l’assistance, ou cet État-providence, transforme les personnes en individus assistés, alors que la véritable solidarité, telle qu’elle est développée tout au long de cette encyclique ou des précédentes, consiste à donner de son temps et de son argent pour s’occuper directement soi même des individus.

Cela n’exclut pas, bien entendu, des mécanismes étatiques de redistribution lorsqu’ils sont nécessaires ou de solidarité, mais cela signifie que l’on a inversé l’ordre des priorités. Le principe de subsidiarité signifie d’abord que l’on fait appel à l’action volontaire des individus et lorsqu’on est allé trop loin dans l’état de l’assistance, cette action volontaire a été découragée ou démotivée : on a l’idée que si l’Etat s’occupe de tout on n’a plus de responsabilité. Et si les prélèvements obligatoires sont trop élevés, on n’a plus non plus les moyens d’assurer son devoir de solidarité. Le fait que ce devoir de solidarité soit d’abord un devoir personnel ne signifie pas pour autant qu’il soit facultatif et c’est un devoir impératif puisqu’il y a, comme on l’a déjà souligné, selon l’expression de Jean-Paul II : « un certain dû à l’homme parce qu’il est homme » et qu’il nous sera demandé ce que nous avons fait pour les plus pauvres.

En conclusion, je voudrais simplement souligner qu’il est très frappant de voir la liberté avec laquelle Jean-Paul II recoure aux sciences sociales - et ce que j’ai dit de la science économique vaudrait certainement pour d’autres disciplines, comme la sociologie, comme la science politique, comme bien d’autres disciplines des sciences sociales, et les intègre dans la Doctrine Sociale de l’Église.

Il me semble que c’est une chance pour la Doctrine Sociale de l’Église qui, grâce à l’utilisation des sciences sociales, se rapproche toujours plus de la réalité profonde des mécanismes économiques, sociaux, ou politiques. Mais il me semble surtout, et nous devrions y être très sensibles, que c’est une chance pour les sciences sociales elles-mêmes et que la science économique en particulier s’enrichit considérablement au contact de la Doctrine Sociale de l’Église car celle-ci vient lui rappeler qu’il y a une unique vérité concernant l’homme dans ses divers contextes sociaux, politiques, ou économiques.

Et là, la science économique n’a pas en elle-même de réponse suffisante car elle n’aborde que l’une des facettes du comportement humain, celle de la lutte contre la rareté et de la coordination des actions humaines. La Doctrine Sociale de l’Église lui rappelle qu’elle trouve sa plénitude lorsque l’on se tourne vers une conception complète de la personne humaine qui est celle qui constitue la trame des encycliques sociales de Léon XIII à Jean-Paul II.