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CENT ANS D’ENSEIGNEMENT SOCIAL CATHOLIQUE (Ontario - Canada)

mardi 6 décembre 2005

Sur le site de la conférence des évêques catholique de l’Ontarion

CENT ANS D’ENSEIGNEMENT SOCIAL CATHOLIQUE
En 1991, notre pays fait face à une sévère récession. Le taux de chômage est important, les plus pauvres connaissent une crise du logement, les banques d’alimentation sont de plus en plus nécessaires et les programmes sociaux sont réduits. Les récessions, cependant, ne sont pas de simples hasards. Les atteintes à la dignité humaine que la récession actuelle entraîne reflètent dans notre pays un climat social et économique qui favorise l’apparition de conditions favorables à la recherche des biens privés plutôt qu’à la mobilisation des forces nécessaires à la recherche du bien commun.

1991 marque aussi le centenaire de Rerum Novarum (Sur la condition des travailleurs), la première déclaration de l’enseignement catholique. Le Pape Jean-Paul II vient de publier une nouvelle encyclique Centesimus annus, document de grande importance qui d’emblée porte un regard profond sur le passé, le présent et l’avenir de la condition sociale humaine. Nous, les évêques catholiques de l’Ontario, voyons cette année comme étant particulièrement bienvenue pour inviter tous les catholiques, les organisations de travailleurs, les dirigeants d’entreprises, les autorités gouvernementales et toutes les personnes de bonne volonté à travailler ensemble à un programme social équitable pour notre pays. Pour clarifier ce que nous voulons dire par un programme équitable, nous voulons effectuer un bref bilan de l’enseignement social catholique depuis un siècle.

Sept cents ans avant Jésus-Christ, le prophète Michée disait au peuple : "pratique la justice, aime la miséricorde, et marche humblement avec ton Dieu" (6:8). Par "pratiquer la justice" il faut comprendre que les humains en sont arrivés à mieux comprendre certaines choses en faisant face à de nouvelles situations sociales. Dans les temps modernes, aucune autre situation n’a aussi profondément affecté la vie que la révolution industrielle. D’une manière nouvelle, cette "révolution" a obligé l’Église à définir sa position. Le mouvement social catholique a émergé en Europe dans les années 1820. C’était, à la base, un mouvement laic destiné à répondre aux terribles maux sociaux de l’époque, le début de ce que l’on appellerait aujourd’hui l’option de l’Église pour les pauvres.

En 1848, l’année où Karl Marx et Frederick Engels ont publié le Manifeste du parti communiste, Wilhelm Von Ketteler lançait le mouvement social catholique en Allemagne. L’année 1887 a vu le début de la Confédération des Métiers et du Travail au Canada. La même année, le Cardinal Gibbons de Baltimore demanda et obtint l’autorisation papale pour l’un des premiers mouvements ouvriers, les Chevaliers du Travail. Deux ans plus tard, le Cardinal Manning en Angleterre, se déclara publiquement en faveur des travailleurs lors de la grande grève des dockers et les aida à obtenir un accord juste : Ce ne sont que quelques exemples montrant que dès la fin du 19ème siècle, le mouvement social catholique devenait une force puissante de changement.

Rerum Novarum
L’enseignement social catholique est devenu officiel avec la publication, en 1891, de Rerum Novarum du Pape Léon XIII (Sur la condition des travailleurs). Dans le cas de cet enseignement social, devenir "officiel" signifie qu’il fait maintenant partie intégrante de l’enseignement catholique. Le Pape Jean XXIII l’exprime ainsi en 1961 : "la doctrine sociale que professe l’Eglise catholique fait partie de son enseignement sur la façon dont les gens doivent vivre." (Mater et Magistra, Le christianisme et le progrès social, no 222). Dix autres documents sociaux ont été publiés par Rome après Rerum Novarum. Localement, des centaines de lettres pastorales venant d’évêques ou de conseils des évêques s’ensuivirent. Au Canada, la Conférence canadienne des évêques catholiques a publié à elle seule plus de soixante documents sur des questions d’ordre social depuis 1945.

Ce qui suit est un bref résumé de l’enseignement social catholique et de ses relations avec le monde du travail depuis plus de cent ans. On peut distinguer trois étapes.

Première étape
Cette étape débute en 1891 et se termine dans les années 1920. L’Église réagit alors aux injustices individuelles subies par les ouvriers. L’exemple parfait en est Rerum Novarum, et se retrouve dans les trois points de ce document.

On considérait communément que la main-d’oeuvre était simplement une marchandise que l’on acquérait pour les besoins de l’industrie comme on achetait des matières premières. On ne se sentait donc pas obligé de payer plus que le "salaire courant", c’est-à-dire selon la loi du marché. Le Pape Léon XIII, lui, a opposé à cette notion celle du salaire juste, c’est-à-dire un salaire permettant à une famille de travailleurs de vivre dans des conditions vraiment humaines tout en épargnant pour l’avenir. Le critère pour définir un salaire juste n’était plus le marché mais la dignité humaine.
Le "paternalisme" était l’esprit dominant de l’époque, c’est-à-dire que l’on se fiait à la bonté et à la sagesse des riches et des gens au pouvoir. Il existait donc une forte opposition à la formation de syndicats, qui sont des organisations permettant aux ouvriers de parler et d’agir par eux mêmes. Le Pape Léon XIII a alors clairement déclaré que les travailleurs avaient le droit de parler en leur nom propre, et que les gouvernements devaient reconnaître ce droit.
À l’époque, l’attitude des gouvernements par rapport au monde des affaires était le laisser faire et le laisser aller. Le Pape Léon XIII soutenait que les gouvernements se devaient en particulier d’établir une législation pour protéger les travailleurs. "Les classes riches", disait-il, "avaient les moyens de se protéger elles-mêmes". (no. 54).
À la parution de Rerum Novarum, les catholiques s’occupèrent activement d’obtenir une législation sociale permanente, de promouvoir l’organisation de syndicats et d’étudier les problèmes sociaux, en Europe surtout mais aussi en Amérique du nord.

Deuxième étape
Elle a été fortement influencée par la publication, en 1931, de Quadragesirno Anno (Quarante ans après Rerum Novarum) du Pape Pie XI. Ce document disait que non seulement nous devons avoir raison des injustices individuelles que subissent les travailleurs, mais que nous devons aussi lutter pour changer en profondeur la structure même de l’économie du marché. Nous soulignerons seulement deux aspects de cette réforme qui avait été souhaitée.

Une nouvelle conception de la propriété : alors que l’on considérait que la propriété privée étatit absolue ("C’est à moi : j’en fais ce que je veux"), le pape soutenait que les biens de cette terre appartenaient d’abord et avant tout à tout le monde en temps qu’héritage commun venant de Dieu (un principe qui est mieux apprécié à l’heure actuelle où l’on attache de l’importance à l’environnement). Par conséquent, ces biens devaient être accessibles à tous dans une juste mesure et utilisés humainement. Tout système de propriété qui ne garantissait pas ce droit pour tous était alors injuste.
Une nouvelle conception de la vie sociale : alors que pour la plupart des gens la vie sociale se définit comme une compétition, le pape parlait d’une société gouvernée justement par deux principes : la solidarité et la complémentarité.
D’après le principe de solidarité, la société ressemble à une famille : nous vivons ensemble ; nous poursuivons un but commun avec des moyens en commun ; nous vivons dans un réseau d’interdépendances. Ce qui veut dire que nous devrions tous pouvoir compter sur certaines choses, du seul fait que nous soyons de la même famille. C’est ce principe qui régit l’universalité des programmes sociaux.

Selon le principe de complémentarité, la société ressemble au corps humain. De même que chaque organe fonctionne individuellement dans un ensemble qui s’appelle notre corps (les yeux pour voir, les pieds pour marcher), de même la société fonctionne grâce à toutes sortes d’organismes mineurs. Ce sont ces organismes qui permettent aux gens de participer à la vie dans son ensemble, de donner leur avis, de parler et d’agir en leur nom propre. Les syndicats sont un bon exemple de la richesse de ces organismes subsidiaires nécessaires à une société vraiment humaine et démocratique.

L’église et les syndicats ont beaucoup coopéré durant cette deuxième période, aux États-Unis surtout, mais aussi au Canada. Dans les années 30, 40 et 50 il y avait, par exemple, plus de cent "écoles syndicales" gérées par des églises en Amérique du Nord, qui préparaient les gens à des postes clé dans le monde syndical. Elles aidaient le mouvement à établir sa légitimité là où il était très mal considéré. En Ontario, nous nous rappelons particulièrement le rôle important qu’a joué le Père Edward Garvey, C.S.B. à l’Université de l’Assomption de Windsor lorsque l’Union des Travailleurs de l’Automobile s’y est établie, l’École Catholique du Travail de Toronto dirigée par le Père Charles McGuire, S.J., dans les années 1950-1970, et l’Institut d’Action Sociale au Collège St Patrick à Ottawa, dirigée par le Père L.K. Poupore, O.M.I., dans les années 1950 et 1960.

Troisième étape
C’est la période où le plus grand nombre de documents d’ordre social ont été publiés : deux par le Pape Jean XXIII, un par Vatican II, trois par le Pape Paul VI et trois par le Pape Jean-Paul II, dont sa toute récente encyclique Centesimus annus qui se veut une réflexion et une analyse en profondeur de la condition sociale. Le thème majeur de ces plus récents documents est moins d’encourager de nouvelles mesures pour libérer les travailleurs de toute exploitation que de réclamer des changements qui permettront aux travailleurs de se réaliser dans leur travail, de satisfaire leur condition d’homme et de contribuer personnellement au bien commun.

Le Pape Jean XXIII établit un principe important : pour qu’une économie soit équitable, elle ne doit pas seulement produire des marchandises et des biens à profusion et les distribuer équitablement, mais elle doit également rendre par la même occasion les producteurs eux-mêmes plus humains. Tout système économique qui amoindrit la dignité humaine est injuste, quelle que soit son efficacité pour procurer des produits de consommation et des services. (Mater et Magistra, Le christianisme et le progrès social, no 82-83). C’est un rappel particulièrement opportun au moment où l’échec des économies centralisées en Europe de l’Est est considéré par certains comme la justification du capitalisme classique.
Le même pape attirait l’attention sur le principe (qui sera renforcé par le Concile Vatican II) que la justice nous demande de vaincre les inégalités excessives entre différents groupes de personnes, différents secteurs de l’économie et les différentes parties du monde. Ceci soulève de sérieuses questions dans notre pays lorsqu’on considère les mesures prises pour réduire la part du travail dans le revenu national. Il met également en lumière les intérêts en jeu pour garder nos comités de gestion des marchés d’approvisionnement dans le secteur agricole.
La théologie du travail s’est développée. L’être humain, image de Dieu, est appelé à collaborer avec la Providence divine dans tout ce qu’il fait et surtout dans son travail. Le travail ne doit donc pas être seulement un mal nécessaire dans notre vie, ni même seulement un moyen de promotion personnelle, mais un moyen d’accomplir d’une manière parfaitement humaine son rôle dans l’intendance de la nature et dans le progrès de l’humanité. De plus, le lieu de travail devrait être organisé de telle manière que les travailleurs aient un vrai partage de la gestion de la propriété et des bénéfices et aient ainsi un réel sentiment d’être "des sujets actifs" du travail et non pas des rouages d’une machine (Laborem Exercens, Sur le travail humain, no 15).
Cet aspect du travail suppose que les personnes ont droit au travail. Un tel droit repose clairement sur la responsabilité du gouvernement de faire du plein emploi une priorité, et d’orienter ses plans vers la réalisation de cet objectif. (Sur le travail humain, no 18).
Le pape actuel met aussi l’accent sur le fait que depuis que le capital provient du travail, le capital doit, par conséquent, servir le travail. Si nous examinons convenablement ces questions, alors, c’est la main-d’oeuvre qui emploie le capital et non le capital qui emploie la main-d’oeuvre. C’est là le principe bien connu de la priorité de la main-d’oeuvre.
Enfin, des documents sociaux plus récents représentent les syndicats comme des moyens importants par lesquels les travailleurs peuvent s’exprimer en vue d’un meilleur ordre social, donc en tant qu’instruments d’un changement social. C’est ainsi, par exemple, que le pape fait référence aux syndicats comme "éléments indispensables de la vie sociale". (Sur le travail humain, no 20). Les syndicats ont un rôle noble. Ils peuvent être une grande force pour le progrès humain s’ils sont toujours soucieux de respecter leurs membres et d’être justes dans leurs relations avec chacun.

Regardons l’avenir
Lors de ce 100ème anniversaire de Rerum Novarum, nous pourrions faire un examen de conscience utile en nous demandant où nous nous situons dans la réalisation de l’enseignement social de l’Église. Que pouvons-nous faire d’une part pour passer plus efficacement de ta théorie à la pratique et d’autre part pour aider la main-d’oeuvre, les gestionnaires et le gouvernement à engager un vrai dialogue et un rassemblement fructueux dans la recherche du bien commun ?

Nous nous souvenons des principes essentiels qui ressortent de l’enseignement social de l’Église, principes qui pourraient être rappelés dans les paroisses, les écoles et ailleurs. Ces principes sont notamment les suivants : la dignité de la personne humaine et le droit de voir cette dignité respectée, de la conception jusqu’à la mort naturelle ; les responsabilités de la personne et le droit correspondant des personnes à participer activement aux institutions qui touchent leurs vies ; la primauté du bien commun sur les biens purement privés ; la dignité du travail humain et les droits des travailleurs, particulièrement le droit fondamental à un emploi convenable ; et le choix que nous sommes tous appelés à exercer en faveur des pauvres et des marginaux dans notre société. Si chacun était plus conscient de ces principes sociaux et des bases sur lesquelles ils reposent, cela donnerait des raisons pour espérer, lorsque l’on regarde vers l’avenir.

Nous exprimons notre reconnaissance à ceux qui ont lutté si fort pour la justice sociale dans le passé. En même temps, nous sommes préoccupés par les sérieux changements économiques et sociaux qui se produisent actuellement. La zone de maquiladora, une succession de communautés regroupées autour d’usines d’assemblage modernes, du côté mexicain de la frontière des États-Unis et du Mexique, fournit un symbole vivant de cette recherche des biens privés au détriment du bien commun dont nous parlions plus haut. Les sociétés nord-américaines transplantent leurs usines dans les lieux tels que ceux-là, à la recherche d’une main-d’oeuvre bon marché. Les salaires et les conditions de travail qu’ils procurent aux travailleurs mexicains sont si mauvais que beaucoup d’usines connaissent une rotation de 200 à 300 pour cent des travailleurs chaque année. En même temps, ces emplois pour lesquels de nombreux travailleurs canadiens recevaient des salaires convenables, sont perdus pour notre pays. De telles interdépendances nous amènent à nous demander si la société entière ne va pas tout simplement devenir progressivement plus égoiste et plus aliénante. Ou, pouvons-nous tous travailler ensemble pour apporter un climat socio-économique dans lequel tous les êtres humains peuvent devenir ce à quoi Dieu les a destinés ?

Dans Sollicitudo Rei Socialis (Les préoccupations sociales de l’Église), le Pape Jean-Paul se réfère à la présence de ces sortes d’interdépendances dans notre monde. Il remarque aussi une interdépendance dans les causes de nos maladies sociales. C’est le même "désir du profit" et la même "recherche du pouvoir" qui se cachent partout derrière nos problèmes sociaux. Ce sont ces causes qui expliquent partout la dévalorisation du travail, la destruction de la structure sociale, et la perte progressive d’une société humanitaire. La réponse à cette interdépendance, comme le pape l’indique, doit être un esprit de solidarité renouvelé de notre part. C’est dans cet esprit de solidarité que nous invitons à l’occasion du 100ème anniversaire de Rerum Noz arum, les catholiques, le mouvement ouvrier tout entier, les dirigeants industriels et gouvernementaux et toutes les personnes de bonne volonté à travailler ensemble pour la création d’une véritable société humaine.

Les Évêques catholiques de l’Ontario

le ler mai 1991

Fête de St. Joseph, artisan