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Références, décembre 2005, n°39, p.13-21

GÉRER LES « RESSOURCES HUMAINES » AVEC JUSTICE, D’APRES L’ENSEIGNEMENT SOCIAL DE L’ÉGLISE

par Jean-Luc CASTRO, professeur de management et d’éthique des affaires à Audencia Nantes. Ecole de Management

dimanche 22 janvier 2006

L’enseignement social de l’église catholique [1] est un ensemble de textes qui jalonnent la réflexion de celle-ci en matière économique et sociale depuis 1891. Née de la nécessité d’apporter une réponse à ce que le XIXème siècle avait appelé la question sociale, elle se présente comme un énoncé de principes fondamentaux destinés à régler harmonieusement les rapports entre patrons et ouvriers.

Au fil des circonstances et des contextes politiques, économiques et sociaux, elle traitera de problèmes toujours plus vastes, comme ceux par exemple du développement des peuples. Toutefois, quels que soient les thèmes envisagés, ils ne seront explorés que si l’église a acquis au préalable la conviction qu’ils touchent à un titre ou à un autre à des dimensions morales ou éthiques et relèvent, à cet égard, de considérations sur l’homme et l’humanité. Matières en lesquelles elle estime avoir son mot à dire et un rôle à jouer depuis toujours.

Aussi, ce corpus doctrinal n’a-t-il pas vocation à formuler les solutions techniques à apporter aux questions économiques, sociales ou politiques du moment, celles-ci étant laissées à la libre initiative et responsabilité de toux ceux, catholiques ou pas, qui ont la charge de les mettre en oeuvre et les compétences pour le faire.

En revanche, les principes et les réflexions qui constituent le discours social et économique de l’église forment un cadre normatif, dont l’ambition constante est d’aider les catholiques de toutes positions et conditions sociales à mieux juger les situations dans lesquelles ils sont impliqués et à agir en conséquence.

L’expression gestion des « ressources humaines » » ne figure pas dans le corpus de l’E.S.E. Il est cependant fait une seule fois explicitement allusion aux « ressources humaines » et à la valorisation des « ressources humaines » » dans l’encyclique Centesimus Annus, donnée par Jean-Paul II le 1er Mai 1991 [2]. Mais le sens en est assez général et n’exprime pas ce qu’y mettent d’ordinaire les entreprises, à savoir un ensemble de pratiques permettant de gérer les trajectoires des salariés de leur entrée à leur sortie de celles-ci. Il s’agit principalement de recrutement, de gestion de l’emploi et des compétences, de rémunération, d’évaluation et de formation du personnel, de gestion des carrières et des départs.

On ne trouve pas non plus de référence à des expressions plus datées comme « gestion du personnel ». Cette absence du vocabulaire usuel dans l’entreprise à propos de la gestion des hommes disqualifie donc d’avance tout amalgame laissant croire à une conception, dans l’église catholique, de la gestion des « ressources humaines » en tant que telle. En revanche, même si l’expression n’est pas utilisée, l’E.S.E exprime régulièrement depuis son origine quels sont les principes à caractère éthique à respecter en ce qui concerne certaines pratiques conditionnant la vie des employés dans l’entreprise, qui, pour le spécialiste de la gestion des « ressources humaines », appartiennent sans équivoque à son domaine d’expertise. On peut citer à titre d’exemple le thème très présent dans l’E.S.E du « juste salaire », qui se rattache au domaine de la rémunération.

Nous présenterons le point de vue de l’église sur les quelques pratiques de gestion des « ressources humaines » qu’elle aborde en nous fondant sur deux critères :
-  le degré de précision des orientations qu’elle propose ;
-  l’actualisation d’un langage parfois daté, mais derrière lequel se tiennent des principes permanents de l’E.S.E.
L’examen du thème de la formation professionnelle sera plus particulièrement l’occasion de préciser quelle conception se fait l’église de l’influence du progrès technique et de l’automation sur le sort des salariés.

A Orientations détaillées

1 Rémunération et participation financière

Cinq considérations principales animent l’église sur ce chapitre. Le salaire, qui scelle le contrat de travail entre l’employeur et l’employé, doit être calculé de façon à ce que le collaborateur et sa famille puissent vivre décemment. Ce principe d’application générale a toutefois été conçu d’abord et avant tout pour protéger les ouvriers des abus auxquels ont pu conduire une conception du lien de travail purement fondé sur la volonté des contractants (justice dite commutative) sans soumission à des impératifs de justice naturelle plus élevés, et qui imposent de permettre à l’ouvrier et sa famille de subsister honorablement.

Ce principe comporte deux conséquences majeures :

-  le salaire du collaborateur doit être proportionné aux charges de famille. Son établissement suppose toutefois de déterminer s’il s’agit d’un salaire familial unique, à l’exclusion de tout autre source de revenu, ou si des allocations familiales complémentaires lui sont ajoutées.
-  la valeur éminente que l’église accorde à la fonction maternelle implique de ne pas mettre la femme en position de devoir travailler par nécessité.

La fixation du salaire dépend également de la situation de l’entreprise. Il ne faut pas plus la pousser à la ruine par des revendications salariales exagérées qu’imputer une baisse de salaires aux collaborateurs pour des raison de mauvaise gestion. Ceux qui, d’une manière ou d’une autre, étranglent l’entreprise de charges indues ou l’obligent à vendre à perte et à se rattraper sur les salaires des collaborateurs, surtout les plus humbles, doivent être condamnés sans hésitation.

Une exigence de bien commun pèse sur toute politique salariale. Est en effet souhaitée « une politique des salaires qui offre au plus grand nombre possible de travailleurs le moyen de louer leurs services et de se procurer ainsi tous les éléments d’une honnête subsistance » [3]. Ceci suppose qu’il existe un rapport raisonnable entre les différentes catégories de salaires et, en conséquence, entre les « prix auxquels se vendent les produits dans diverses branches de l’activité économique, telles que l’agriculture, l’industrie, d’autres encore. » [4] Depuis Jean XXIII, cette exigence du bien commun en matière salariale a été étendue à toutes les nations.

La recherche de justice dans ce domaine n’exclut pas, au contraire, la reconnaissance de la valeur individuelle. Jean XXIII évoque dans Mater et Magistra [5] la nécessité de rétribuer le travail en fonction de son apport à la valeur ajoutée au résultat de l’entreprise ou au revenu national, et constate à partir de là une inversion de l’ordre normal des choses : à ses yeux, il existe encore trop de prestations à la valeur discutable très rétribuées, et réciproquement.
« ...de plus, dans les pays économiquement développés, il n’est pas rare que des rétributions considérables, très élevées même, soient accordées pour des prestations de peu d’intérêt ou de valeur discutable, tandis que pour un travail assidu et productif, des catégories entières de citoyens honnêtes et laborieux ne perçoivent qu’un salaire trop faible, insuffisant pour leurs besoins, et, en tout état de cause, inférieur à la justice, eu égard à leur apport au bien commun, au niveau des bénéfices de l’entreprise où ils travaillent et à celui du revenu national . » [6]

Pie XII met en avant l’idée que, à côté du légitime versement d’un salaire juste, égal pour tous les ouvriers, la compétence, la capacité, l’initiative ou le bon rendement doivent être reconnus individuellement [7]. On peut toutefois s’interroger sur la portée de cette affirmation tant que ne sont pas précisées les conditions à réunir pour verser un salaire égal à deux personnes (mêmes diplômes, mêmes qualifications, mêmes compétences ?).

Enfin, il est avéré depuis Léon XIII que l’église reconnaît le salariat à condition de le régler soigneusement selon les normes de la justice et de le tempérer par des emprunts au contrat de société [8]. Cette dernière exigence se traduit concrètement, du point de vue financier qui nous intéresse ici, par la participation des salariés à la propriété de l’entreprise ou aux profits qu’elle apporte. Ces mesures illustrent une partie de la définition que l’église donne de l’entreprise - une communauté d’intérêts - et représentent à ses yeux la juste conséquence de la collaboration entre capital et travail.

A cet ensemble de critères en partie stables de la fixation du salaire, l’église n’hésite pas à en ajouter d’autres plus contingents à des situations socio-économiques spécifiques. Ainsi, dès 1957, Pie XII constate que la primauté désormais accordée à la surveillance de la bonne marche du processus de production et, en cas de panne, l’effort pour y remédier impose de nouveaux critères d’évaluation du travail et partant du salaire [9].

La conclusion sur ce domaine classique de la gestion des « ressources humaines » revient à Pie XI [10] : « Léon XIII avait déjà opportunément observé que la détermination du juste taux de salaire ne se déduit pas d’une seule, mais de plusieurs considérations : "pour fixer la juste mesure du salaire, écrivait-il, il y a de nombreux points de vue à considérer." [11] Par là même, il condamnait la présomption de ceux qui soutiennent qu’on résout sans peine cette question très délicate à l’aide d’une formule ou d’une règle unique, d’ailleurs absolument fausse. »

2 Formation professionnelle et automation

Pour l’église, l’automation, à l’image de toute technique, est ambivalente. Employée au service de l’homme, elle est louable. Devenue une fin en soi, elle peut se révéler un instrument socialement calamiteux. L’automation est recherchée pour l’accroissement de productivité qu’elle permet, mais cette recherche néglige bien souvent de réfléchir à la qualité personnelle des travailleurs susceptibles d’accompagner sa mise en œuvre et d’en promouvoir le bon fonctionnement. Cette négligence peut alors entraîner les travailleurs dans des situations de chômage, d’inadaptation ou de déshumanisation du travail.

Or, s’intéresser à la qualité personnelle des travailleurs se justifie par au moins deux raisons :

-  par souci d’adaptation aux exigences humaines de l’automation. Dès 1957, Pie XII observe que l’histoire industrielle semble enseigner que, en dépit d’apparences trompeuses dans l’instant, on assiste bien à long terme à une exigence de qualification croissante. [12]

-  par souci de prévention des risques liés à l’inadaptation des travailleurs. Toujours selon Pie XII, cette marche vers l’automation se révélera plus difficile pour les ouvriers âgés, plus difficiles à requalifier, mais la menace concurrentielle des autres pays pourrait bien exclure les plus jeunes aussi.

Dès lors, la formation professionnelle des travailleurs devient une exigence impérieuse qui doit devenir toujours plus une préoccupation des dirigeants. Elle comporte deux dimensions principales, fonctionnelle et morale : la première doit permettre au travailleur de perfectionner sa capacité professionnelle qui, à son tour, est là d’une part pour l’aider à se préparer aux nouvelles machines, à accroître sa polyvalence sur plusieurs appareils et d’autre part pour améliorer le travail (en quantité et en qualité) ; dans d’autres circonstances, elle doit aider à son reclassement professionnel. La seconde constitue le moyen moral favorisant chez l’ouvrier une meilleure compréhension de « la contribution spécifique qu’il apporte à la réalisation du bien ». [13]

Deux conditions doivent toutefois être réunies pour que ces objectifs soient pleinement atteints. Le travailleur de demain ne sera instruit et formé que si on lui laisse un temps suffisant pour apprendre. Aussi, le système de l’apprentissage long suivi jusqu’à présent en entreprise comme en école spéciale doit être poursuivi et renforcé. Mais, pour que cette formation soit une véritable éducation :
« ...elle doit embrasser l’homme tout entier, car dans le fonctionnement de l’économie moderne les qualités du caractère chez le travailleur ont une importance déterminante. Attendu, en outre, que sont requises différentes compétences particulières, le travailleur moderne doit, au moins dans certaines limites être capable d’embrasser tout le complexe de l’entreprise, de la branche de la production, de l’économie nationale, suivant les différentes institutions que le droit moderne du travail a créées ; il faut que la formation professionnelle et, déjà auparavant, l’école, lui aient procuré une culture générale suffisante. » [14]

L’insistance de l’église sur l’importance de la formation professionnelle ne tient pas seulement à des considérations utilitaires. Il faut en effet, comme souvent, monter aux justifications théologiques et anthropologiques pour en comprendre toute la portée.

Précisons d’abord que l’ensemble des évaluations et des prescriptions de l’église sur le travail est subordonné à la question du sens de la vie humaine et du concours qu’y apporte ou pas le travail. De là son inlassable souci de ne jamais réduire l’activité productive à ses seules dimensions apparentes, extérieures et objectives, mais d’en rappeler la face subjective ou personnelle. Or, cette dernière s’appuie tout entière sur l’intériorité de l’homme. A son tour, le développement de celle-ci passe par l’approfondissement de sa connaissance et de sa conscience.

Aussi, le perfectionnement intégral de l’homme, tant souhaitée par l’église, a-t-il d’étroites dépendances à la formation et à l’éducation. S’instruire, se cultiver, étudier est une activité essentielle de l’homme. Lorsqu’il est catholique, l’accomplissement de ses devoirs religieux doit être baigné par la compréhension accrue résultant de l’étude. Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas que, en tant qu’elle procède d’une faculté intime et éminente de la personne humaine - celle d’apprendre - l’acquisition d’une capacité professionnelle soit jugée supérieure par l’église à la possession d’un capital. Toutefois, cet accroissement personnel n’a de sens que s’il profite aussi à la collectivité. Aussi, les chrétiens doivent-ils participer à la vie sociétale, et pour ce faire, y exercer les compétences adéquates. [15]

Cette conception d’ensemble de la formation explique pourquoi, en parallèle à son sentiment d’avoir fait progresser concrètement sa vision de la propriété et de la coopération dans l’entreprise, l’église estime notable la contribution des mouvements sociaux chrétiens à la promotion de l’instruction populaire et de la formation professionnelle.
« ...il faut rappeler ici les multiples activités, avec la contribution notable des chrétiens, d’où ont résulté la fondation de coopératives de production, de consommation et de crédit, la promotion de l’instruction populaire et de la formation professionnelle, l’expérimentation de diverses formes de participation à la vie de l’entreprise et, en général, de la société. » [16]

3 Fondements de la réflexion de l’église sur l’automation [17]

. Légitimité du progrès technique

La machine s’est peu à peu substituée en bien des domaines non seulement aux gestes mais à des facultés beaucoup plus intellectuelles de l’homme (attention, observation, mémoire, etc.). Pour l’église, on ne peut que reconnaître le plan de Dieu dans cet effort raisonné pour améliorer les moyens de domination sur la matière et dans cette libération de possibles toujours nouveaux dans l’industrie.

. Vues erronées sur ce qu’il faut en attendre

Toutefois, l’automation ne peut être considérée inconditionnellement comme le nouvel avenir de la société. D’une part, en effet, si loin que soient repoussées les limités imposées à l’homme par la sagesse divine dans son effort pour dominer la nature, elles n’en sont pas moins bien réelles. D’autre part, l’automation ne fait que transférer la peine du travail d’un domaine à l’autre. Certes, l’ouvrier sera plus compétent et responsable du cours des événements, son travail sera moins monotone et uniforme ; mais dans certains postes, « il devra surveiller, durant des heures et des heures, dans la solitude et avec les nerfs tendus, l’extraordinaire fonctionnement de la production automatique. » [18] En outre, l’augmentation du travail à la tâche, la répartition entre le jour et la nuit pourraient créer de nouvelles servitudes pour le travailleur, ou accroître des disparités de conditions de travail entre travailleurs, ou altérer la nécessité chrétienne de sanctifier le dimanche, déjà mise à mal.

. Dévoiement de ses fins et de son usage

La vraie question semble plutôt tenir aux conséquences de l’automation comme méthode de production. Est-on sûr que l’accroissement de productivité technique qui la caractérise (cf. la possibilité de faire tourner les machines en continu) bénéficie en définitive à l’ensemble de la société et contribue à réduire les tensions sociales ? Ce qu’on peut observer est de deux ordres :

-  sa mise en œuvre engendre de nouvelles circonstances : nécessité d’un investissement conséquent en capital, équipe de spécialistes capables de préparer et surveiller l’exécution des programmes, nécessité d’un écoulement de la production ;

-  sa pente naturelle semble bien être de servir une productivité voulue pour elle-même ou pour le seul profit au détriment du « relèvement général du niveau de vie » [19] . Or, la productivité ne peut trouver elle-même le principe de sa propre régulation, pas plus que l’économie dans son ensemble d’ailleurs.

Dès lors, la difficulté la plus constante de l’automation est sûrement le chômage qu’elle engendre. Certes, note l’église, certains expliquent que ce sera passager, que d’autres emplois créés par le développement de l’automation et de l’industrie apparaîtront, que le temps de travail diminuera à salaire constant. Mais, pour elle, rien n’autorise à accepter dans tous les cas de figure le principe appliqué dans le passé par certains hommes politiques qui les a fait « sacrifier une génération tout entière, en vue du plus grand avantage qui devait en revenir aux générations suivantes. » [20] Le progrès économique d’une nation requiert en effet l’effort de tous par libre consentement.

En définitive, il faut passer d’une conception mécaniste à une conception personnaliste de la technique. [21]

B Orientations plus générales

1 Politique de l’emploi, chômage et temps de travail

Aux yeux de l’église, la possession des moyens de production manquerait cruellement de justification si elle ne servait pas en définitive le travail, notamment sous la forme de création d’emplois. Dès lors, le chômage a pour elle une valeur essentiellement négative, comme nous l’avons déjà aperçu. Les qualificatifs dont elle use à son propos sont sans équivoque : scandale, cauchemar. Pour l’Episcopat allemand, par exemple, le chômage est une calamité à bien des égards : il prive l’homme du déploiement naturel de ses capacités au service de la société, il engendre des dommages matériels, il détruit la confiance en soi, « attaque les liens sociaux dans le mariage et la famille, dans les relations de voisinage, et détruit la solidarité. » [22]

Le plein emploi demeure donc aux yeux de l’église une finalité toujours valable. Comme il ne saurait être obtenu par les seules lois du marché, il incombe nettement aux responsables de l’Etat et des entreprises de s’y employer de toutes leurs forces.

Mais, un certain nombre de tabous entravent l’action des intéressés (Etat, chefs d’entreprise et syndicats) en dépit de l’existence patente de gisements d’emploi dans les « domaines des services sociaux, de la protection de l’environnement, de l’assainissement des villes et de la rénovation des villages, des économies d’énergie, des infrastructures des voies de communication. » [23]

Outre l’indispensable recours à « la formation, la reconversion et la formation continue », qui « demeurent toujours le moyen le plus efficace d’éviter le chômage » [24], l’église recommande de se concentrer sur toutes les voies résultant d’un aménagement ou d’une réduction du temps de travail. Trois principes doivent orienter les mesures prises en la matière :

-  la réduction du temps de travail hebdomadaire ne doit plus être un tabou ; à condition que les travailleurs concernés sachent abandonner la part de salaire correspondant au temps supprimé, et ce en faveur des chômeurs ;

-  le travail disponible doit être réparti ou partagé équitablement en se fondant notamment sur une réduction du recours aux heures supplémentaires, la mise à disposition d’un plus grand nombre de postes de travail à temps partiel ;

-  il faut impérativement lier à toute organisation nouvelle du temps de travail une organisation correspondante du travail lui-même.

Trois conditions semblent toutefois devoir être réunies à un niveau plus général pour que tous les choix de politique de l’emploi mis en œuvre aient quelque chance d’aboutir :

-  un effort d’imagination sociale immense et sans précédent, à hauteur des risques encourus si la situation actuelle perdure ;

-  des investissements conséquents de capitaux pour rechercher et financer les différentes solutions ;

-  une solidarité sans faille requise de la part de tous sans exception. Un véritable pacte social de combat contre le fléau du chômage s’impose notamment aux partenaires sociaux (Etat, dirigeants, syndicats). [25]

2 Conditions de travail, repos et protection sociale

L’église insiste sur la nécessité d’adapter le processus de production aux exigences des personnes et aux formes de vie qui les caractérisent. Quatre critères doivent être plus particulièrement pris en compte : l’âge, le sexe, les charges familiales et la condition de mère, la santé. En outre, le développement des facultés individuelles doit être favorisé par une conception adéquate de la production et des conditions de travail. Le repos, obtenu grâce aux congés, est nécessaire au travailleur. Il doit être suffisant, pour permettre d’entretenir la vie familiale, culturelle, sociale et religieuse [26] et de déployer à l’extérieur des qualités inemployées dans le travail.

Enfin, l’édification d’une protection sociale contre les risques de la vie (maladie, retraite, vieillesse, santé, accidents de travail) est une nécessité à laquelle l’église estime avoir puissamment œuvré. Ainsi, Jean-Paul II affirme-t-il que la DSE « est à l’origine de nombreuses réformes introduites dans les secteurs de la prévoyance sociale, des retraites, des assurances contre les maladies, de la prévention des accidents, tout cela dans le cadre d’un respect plus grand des droits des travailleurs. » [27]

3 Catégories de travailleurs à soutenir plus particulièrement

Bien qu’elle se sente concernée par l’ensemble du monde du travail, la préférence de l’église se porte naturellement et traditionnellement sur les plus fragiles. Ainsi, elle invite les partenaires sociaux ainsi que l’Etat à se montrer attentifs et actifs vis-à-vis des jeunes, des étrangers et des handicapés.

Elle considère que le chômage des premiers est un scandale, auquel il peut être remédié par la délivrance d’une formation professionnelle donnant des perspectives d’avenir. Les jeunes étrangers sont plus nettement touchés encore car ils cumulent en quelque sorte deux handicaps (âge et origine).

Un effort d’intégration toujours plus affirmé de ces derniers est indispensable. D’une part en effet, l’église ne connaît que des « colocataires de Dieu » vivant « sous le même toit » [28], d’autre part ils ont mis, eux ou leurs parents, beaucoup d’énergie pour assurer le succès économique de leur pays d’adoption et méritent d’être reconnus pour cela. En outre, même si une réglementation de l’émigration est légitime, il faut, selon elle, reconnaître à chacun le droit de chercher le travail nécessaire à sa subsistance et à celle de sa famille, même « au-delà de frontières nationales et continentales ». La réglementation de l’émigration doit servir le bien commun de chaque nation particulière, « considérée cependant dans le contexte la reliant aux autres nations du monde ». [29]

Une justification plus haute encore de la légitimité de l’émigration peut être trouvée chez Francisco de Vitoria. [30] Patrick de Laubier, expliquant son apport à la pensée chrétienne, rappelle que pour lui « la destination universelle des biens et l’unité de l’humanité ne permettent pas d’exclure des mouvements de populations à condition de ne pas porter préjudice aux premiers occupants. » [31]

En conclusion, on notera que, si exigeante que l’église puisse être vis-à-vis des chefs d’entreprise [32], elle n’en confie pas moins aux pouvoirs publics le soin de garantir in fine la justice sociale. Ainsi, pour Jean XXIII, les pouvoirs publics « auront soin que les ouvriers en état de travailler trouvent un emploi proportionné à leurs capacités, que chacun reçoive le salaire conforme à la justice et à l’équité, que les travailleurs puissent se sentir responsables dans les entreprises, qu’on puisse constituer opportunément des corps intermédiaires, qui ajoutent à l’aisance et à la fécondité des rapports sociaux. » [33]

JEAN-LUC CASTRO
Professeur d’éthique économique et de management
Audencia, 25/11/05

BIBLIOGRAPHIE :

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PIE XII. Lettre à la 25ème semaine sociale d’Italie réunie à Turin sur le thème : « l’entreprise dans l’économie moderne » ; 21 septembre 1952. In UNIAPAC. Les Eglises face à l’entreprise, cent ans de pensée sociale des Eglises sur l’entreprise. Paris : Centurion, 1991, p. 124-126.
PIE XII. Lettre à la 43ème semaine sociale de France réunie à Marseille sur le thème : « exigences humaines de l’expansion économique » ; 17-22 juillet 1956. In UNIAPAC. Les Eglises face à l’entreprise, cent ans de pensée sociale des Eglises sur l’entreprise. Paris : Centurion, 1991, p.141-143.
PIE XII. Lettre au 1er congrès de l’association catholique des dirigeants d’entreprise argentins réuni à Buenos Aires sur le thème : « la promotion de l’ouvrier sur le plan économique, professionnel et social » ; 30 juillet 1957. In UNIAPAC. Les Eglises face à l’entreprise, cent ans de pensée sociale des Eglises sur l’entreprise. Paris : Centurion, 1991, p.157-158.


[1E.S.E en abrégé

[2JEAN-PAUL II. CENTESIMUS ANNUS, A l’occasion du centenaire de Rerum novarum, 1er mai 1991. in CERAS. Le discours social de l’église catholique de Léon XIII à Jean-Paul II. Paris : Centurion, 1985, p. 808.

[3PIE XI. QUADRAGESIMO ANNO, sur l’instauration de l’ordre social, 15 mai 1931. in CERAS. Le discours social de l’église Catholique de Léon XIII à Jean-Paul II. Paris : Centurion, 1985, p. 119

[4Ibid., p. 120

[5D’après JEAN XXIII. MATER ET MAGISTRA, sur l’évolution contemporaine de la vie sociale à la lumière des principes chrétiens, 15 mai 1961. in CERAS. Le discours social de l’église Catholique de Léon XIII à Jean-Paul II. Paris : Centurion, 1985, p. 269-272

[6Ibid., p. 269

[7Pie XII. Lettre au 1er Congrès de l’Association catholique des dirigeants d’entreprise argentins réuni à Buenos Aires sur le thème : « La promotion de l’ouvrier sur le plan économique, professionnel et social » le 30 juillet 1957. in Les Eglises face à l’entreprise.. Paris : Centurion, 1991, p. 157

[8PIE XI. QUADRAGESIMO ANNO, sur l’instauration de l’ordre social, 15 mai 1931. in CERAS. Le discours social de l’église Catholique de Léon XIII à Jean-Paul II. Paris : Centurion, 1985, p. 116

[9Pie XII. Allocution aux Associations ouvrières chrétiennes italiennes réunies à Rome sur le thème : » L’automation et le monde du travail » le 7 juin 1957. Les Eglises face à l’entreprise. Paris : Centurion, 1991, p. 155

[10Ibid. p. 116-117

[11Léon XIII. RERUM NOVARUM, sur la condition des ouvriers, 15 mai 1891. in CERAS. Le discours social de l’église Catholique de Léon XIII à Jean-Paul II. Paris : Centurion, 1985, p. 40-41

[12« Plus grande encore sera cette exigence avec les procédés automatiques non seulement durant la période de transformation, mais aussi par la suite, pour la manutention et le fonctionnement des nouveaux appareils. » Pie XII. Allocution à l’UCID à Rome le 7 mars 1957. Les Eglises face à l’entreprise. Paris : Centurion, 1991, p. 151.

[13Pie XII. Lettre à la 25è Semaine Sociale d’Italie réunie à Turin sur le thème : » L’entreprise dans l’économie moderne » le 21 septembre 1952. In Réflexions et documents réunis pour l’UNIAPAC par PHILIPPE LAURENT s.j. et EMMANUEL JAHAN. Les Eglises face à l’entreprise, Cent ans de pensée sociale des Eglises sur l’entreprise. Paris : Centurion, 1991, p. 125

[14Pie XII. Allocution aux Associations ouvrières chrétiennes italiennes réunies à Rome sur le thème : « L’automation et le monde du travail » le 7 juin 1957. in Les Eglises face à l’entreprise. Paris : Centurion, 1991, p. 156.

[15D’après JEAN XXIII. PACEM IN TERRIS, sur la Paix entre toutes les Nations, fondée sur la Vérité, la Justice, la Charité, la Liberté, 11 Avril 1963. in CERAS. Le discours social de l’église Catholique de Léon XIII à Jean-Paul II. Paris : Centurion, 1985, p. 354-355

[16JEAN-PAUL II. CENTESIMUS ANNUS, A l’occasion du centenaire de Rerum novarum, 1er mai 1991. in CERAS. Le discours social de l’église Catholique de Léon XIII à Jean-Paul II. Paris : Centurion, 1985, p. 790

[17La plupart des éléments de réflexion qui sont présentés dans cette partie sont tirés des considérations sur l’automation de Pie XII au cours des années 1956-1957. Ils résultent d’un effort d’adaptation de notre part à ce qu’ils contiennent encore de valable et de permanent, en dépit de contextes nécessairement différents de ceux des années 50

[18Pie XII. Allocution aux Associations ouvrières chrétiennes italiennes réunies à Rome sur le thème : « L’automation et le monde du travail » le 7 juin 1957. in Les Eglises face à l’entreprise. Paris : Centurion, 1991, p. 155.

[19Pie XII. Lettre à la 43ème Semaine Sociale de France réunie à Marseille sur le thème : « Exigences humaines de l’expansion économique » les 17-22 juillet 1956. in Les Eglises face à l’entreprise. Paris : Centurion, 1991, p.142.

[20Pie XII. Allocution aux Associations ouvrières chrétiennes italiennes réunies à Rome sur le thème : « L’automation et le monde du travail » le 7 juin 1957. in Les Eglises face à l’entreprise. Paris : Centurion, 1991, p. 154.

[21D’après Jean-Paul II.Discours aux ouvriers et dirigeants de l’usine Lancia-Auto à Chivasso le 19 mars 1990. in Les Eglises face à l’entreprise. Paris : Centurion, 1991, p. 205.

[22EPISCOPAT ALLEMAND. Déclaration commune des évêques catholiques et du Conseil évangélique d’Allemagne Fédérale. in Les Eglises face à l’entreprise. Paris : Centurion, 1991, p. 217.

[23Ibid., p. 215

[24Ibid., p. 216

[25« Chaque poste de travail inoccupé, chaque heure supplémentaire non nécessaire, chaque qualification gaspillée, chaque entrave non nécessaire à l’embauche est une faute contre ce commandement de la solidarité. » Op.cit.., p. 217-218.

[26Qui doit inclure notamment le « droit à une chrétienne sanctification du dimanche », in PIE XI. MIT BRENNENDER SORGE, sur la situation de l’église Catholique dans le Reich allemand, 14 mars 1937. in CERAS. Le discours social de l’église Catholique de Léon XIII à Jean-Paul II. Paris : Centurion, 1985, p. 171

[27JEAN-PAUL II. CENTESIMUS ANNUS, A l’occasion du centenaire de Rerum novarum, 1er mai 1991. in CERAS. Le discours social de l’église Catholique de Léon XIII à Jean-Paul II. Paris : Centurion, 1985, p. 790.

[28Jean-Paul II. Discours aux travailleurs de la mine de Bottrop en Allemagne Fédérale le 2 mai 1987 in Les Eglises face à l’entreprise, Cent ans de pensée sociale des Eglises sur l’entreprise. Paris : Centurion, 1991, p. 196.

[29JEAN-PAUL II.Discours aux ouvriers et dirigeants de l’usine Lancia-Auto à Chivasso le 19 mars 1990. in Les Eglises face à l’entreprise, Cent ans de pensée sociale des Eglises sur l’entreprise. Paris : Centurion, 1991, p. 207

[30Théologien dominicain (1492-1546) qui a contribué notamment à jeter les bases d’un véritable droit international. Il a cherché à définir les conditions juridiques pouvant rendre légitime la domination des Espagnols sur les Indiens après la découverte du Nouveau Monde.

[31DE LAUBIER, P. Pour une civilisation de l’amour, le message social chrétien. Paris : Fayard, 1990. p. 137

[32CASTRO, JL. Le dirigeant d’entreprise, d’après l’enseignement social de l’église. Références, Octobre 2003, n°32, p.10-22

[33JEAN XXIII. PACEM IN TERRIS, sur la Paix entre toutes les Nations, fondée sur la Vérité, la Justice, la Charité, la Liberté, 11 Avril 1963. in CERAS. Le discours social de l’église Catholique de Léon XIII à Jean-Paul II. Paris : Centurion, 1985, p. 336