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L’ETHIQUE, L’EGLISE ET LES ROUAGES DE L’ECONOMIE
par J. Joblin sj
mercredi 7 décembre 2005
Gregorianum 79, 1(1998) pp.85-111
RESUME/ABSTRACT
Les règles qui gouvernent la vie économique sont à chaque époque l’objet d’un consensus. Celui-ci est souvent en opposition avec les exigences de la morale chrétienne. Dès le début de l’ère industrielle, les chrétiens sociaux ont dénoncé les conséquences néfastes du libéralisme et appelé leurs contemporains à réorienter les rouages de l’économie pour les mettre au service de l’homme. Leur critique de la situation actuelle est plus complexe ; elle s’appuie sur trois concepts-clés, ceux de justice sociale, de responsabilité sociale fondée sur une anthropologie et de structures de péché. Leur diffusion a conduit Chrétiens et non-Chrétiens à lutter ensemble pour l’intégration des populations marginales dans la vie sociale et pour le respect des droits de l’homme, notamment de la liberté religieuse.
L’économie est soumise depuis les débuts de l’industrialisation à la loi de la croissance ; la mise en place d’institutions destinées à favoriser l’expansion du commerce mondial a accéléré son rythme.
L’économie libérale de marché peut se targuer d’avoir assuré une augmentation globale de la richesse ; elle n’en a pas moins été génératrice d’inégalités et d’exclusion sur une large échelle. De telles conséquences apparaissent inacceptables aux chrétiens pour lesquels le monde n’a de sens que s’il est solidaire et donne à chacun les moyens de grandir en humanité.
Face aux déséquilibres de la société et aux injustices qu’ils entraînent, deux voies -qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre- s’offrent pour les combattre, celles de la persuasion et de l’action : les acteurs sociaux n’ont pas manqué d’une part, de dénoncer les maux entraînés par le système et de rappeler les principes d’un ordre social juste et, d’autre part, de collaborer avec les autres forces sociales afin de faire progresser le système économique et politique vers un ordre plus humain. Telles sont les voies qui ont été empruntées par les chrétiens et par l’Eglise depuis les débuts de l’ère industrielle. Leur réponse a été celle
d’une opposition constructive, distinguant les nouveaux rouages de l’économie qu’ils acceptaient de l’usage qui en était fait dans le contexte qui était le leur.
On ne peut dire que l’Eglise soit entrée tardivement en économie. Une telle affirmation a de quoi surprendre alors que de nombreux chrétiens sociaux étaient eux-mêmes économistes comme Ozanam, Charles Perin ou Toniolo, que d’autres occupaient des postes d’observation dans la haute administration comme Villeneuve-Bargemont ou étaient engagés dans les affaires comme Léon Harmel directeur de son usine du Val des bois, le filateur Daniel Legrand (protestant) ou les patrons regroupés dans l’Association catholique des patrons du nord. Quant aux premiers mandements des évêques sur la question ouvrière ils prirent appui sur les conclusions de la science économique de leur époque, continrent des analyses de la crise sociale que traversaient les sociétés en voie d’industrialisation et condamnèrent la logique d’un système qui faisait obstacle au progrès matériel comme au développement spirituel des travailleurs.
Voici plus de deux siècles que l’industrialisation met aux prises une logique de la croissance économique et de l’enrichissement avec celle, humaniste et personnaliste, de l’Evangile ; cette dernière ne conteste pas la légitimité d’une économie industrielle qu’elle reconnaît être à l’origine d’un authentique progrès des sociétés ; mais elle se situe à un niveau différent, celui de la morale. Elle met en question la marginalisation de certaines couches de la population et leur confinement dans une extrême pauvreté ; elle affirme par ailleurs que l’homme est en mesure de la combattre en infléchissant la logique économique. Le problème ne vient pas des rouages de l’économie qui en eux-mêmes sont neutres mais de la manière dont on en use et, dans ce cas, de la responsabilité de chacun de décider si et comment il pourra peser sur les évolutions économiques.
’économie et l’éthique abordent la réalité sous des angles différents. Dans un cas, il s’agit de relations de cause à effet plus ou moins bien connues comme l’incidence des salaires sur le coût final d’un produit, dans l’autre de la capacité de l’homme d’utiliser les mécanismes économiques et financiers à telle ou telle fin. Dès les origines de l’industrialisation, les entrepreneurs ont compris le mécanisme des lois de la production et du profit et les ont fait servir à leur avantage en les identifiant à l’ordre naturel, et donc moral, du monde ; mais le type de société qu’ils produisaient était-il acceptable du point de vue de l’homme ?
problème moral qui se posait à l’aube de l’industrialisation demeure mais a changé de dimension.
L’économie est devenue mondiale. Celle-ci fut d’abord vue comme une sorte de mécanisme d’horlogerie qui devait fonctionner d’autant mieux et assurer l’optimum de bien-être aux membres des sociétés qu’elle aurait suivi certaines règles ; pour certains, ce seraient celles de l’économie libérale, pour d’autres celles d’une économie socialiste ; mais dans l’un et l’autre de ces systèmes, les besoins essentiels de l’homme qui étaient considérés étaient ceux susceptibles de trouver une formulation au plan socio-économique. Il n’en va pas de même avec l’enseignement social de l’Eglise ; celui-ci relève d’une "anthropologie ontologique" et non "phénoménologique" (Sergio Cotta) ; il ne se situe pas au niveau des autres doctrines sociales mais évalue leurs projets au nom des intérêts supérieurs de l’homme, laissant aux mouvements politiques particuliers le soin de trouver les solutions concrètes les meilleures. Depuis deux siècles, ces approches différentes sont devenues plus claires et distinctes.
I . LE DISCOURS DE L’EGLISE SUR L’ECONOMIE AU DEBUT DE LA PERIODE INDUSTRIELLE
L’homme a vécu pendant des millénaires dans une nature dont il n’était pas le maître ; se sentant dépourvu de prise sur les forces dont il voyait les manifestations, il cherchait à se les concilier par la magie ou les apaisait par des offrandes et des sacrifices. La Révélation biblique fut la seule à les démythifier ; elle les fit dépendre d’un Dieu personnel, proche de l’homme au point de conclure une alliance avec lui. L’on n’était pas entré pour autant dans l’ère scientifique mais un début de libération avait été apporté à l’homme puisqu’il savait qu’une "Puissance" amie était le maître des forces adverses qui l’entouraient .
L’ordre de la nature apparut pendant des siècles comme l’expression de la volonté de Dieu ; il en alla de même des inégalités et des souffrances qui pesaient sur certaines couches de la population puisqu’elles ne semblaient pas pouvoir être éliminées. Les individus furent donc exhortés à les respecter et à subvenir par la charité aux besoins des plus pauvres. Nul n’envisageait alors que l’homme pût un jour modifier son cadre de vie. . Encore au 19ème siècle, un homme aussi libéral en politique que Montalembert déclarait à la tribune de l’Assemblée en 1848 : "Je ne connais qu’une recette pour faire croire à la propriété ceux qui ne sont pas propriétaires : c’est de les faire croire en Dieu... qui a dicté le décalogue et puni les voleurs". Une conception statique de la société avait été commune, dans l’Europe de l’Ancien Régime, aussi bien aux protestants qu’aux catholiques ; sa philosophie se trouve dans cette citation de Bossuet faisant du prince le ministre de Dieu auquel on ne peut qu’obéir : "les sujets n’ont à opposer à la violence des princes que des remontrances respectueuses, sans mutinerie et sans murmure, et des prières pour leur conversion". L’analyse sociale était alors soumise aux vérités théologiques. Ce système de pensée craqua lentement sous la pression de l’esprit scientifique et des idées nouvelles introduites par la Philosophie.
L’esprit humain s’est avancé sur un terrain nouveau en prenant conscience qu’il pouvait maîtriser les forces de la nature ; non plus seulement ajuster avec quelques outils son environnement immédiat mais agir sur lui de telle manière qu’une abondance de biens, inimaginable auparavant, lui permette de modifier ses conditions de vie. Prenant conscience du pouvoir qu’il était en mesure d’exercer sur la nature, l’homme fut conduit à abandonner progressivement les schèmes interprétatifs de l’existence qu’il avait reçus de la tradition : à la vertu de soumission qu’on lui disait être une composante essentielle d’un comportement juste, il allait substituer l’idée de la liberté. La pauvreté elle-même ne fut plus regardée comme un mal de la nature appelant à la compassion mais comme la rançon que l’homme avait à verser pour son manque d’ardeur à travailler, produire et créer de la richesse. "Enrichissez vous !" dira Guizot, mais à quel prix pour ceux que les circonstances ou de moindres capacités n’auront pas permis d’entrer dans la course.
La première intervention de l’Eglise en économie prit la défense des victimes de l’industrialisation. Le christianisme qui avait assuré une protection aux plus faibles dans l’ordre antérieur tenta de jouer le même rôle régulateur vis à vis du capitalisme libéral. Comme l’écrivait le cardinal de Bonald dans son mandement de carême de 1853 : "la religion doit régler et sanctifier l’industrie". A côté des actions d’assistance auxquelles se livrèrent les chrétiens, des hommes comme Taparelli et Ketteler s’employèrent à restaurer les bases d’une saine réflexion sur la condition humaine et d’autres dénoncèrent le caractère inadmissible de la situation. Mais deux voies se dessinèrent dès cette époque dans le mouvement social chrétien ; tandis que les uns s’appuyaient sur le souvenir d’une société d’un autre âge pour tenter de rapprocher la société présente d’un modèle passé qu’ils idéalisaient, d’autres, moins nombreux il est vrai, partirent des principes nouveaux d’organisation sociale et d’une analyse des rouages de l’économie. Ozanam, dès 1839, démontait le système d’exploitation capitaliste :
Il y a exploitation de l’homme par l’homme quand le Maître considère l’Ouvrier non comme un associé, comme un auxiliaire, mais comme un instrument dont il faut tirer le plus de service possible au moindre prix qu’il se pourra. L’exploitation de l’homme par l’homme c’est l’esclavage. L’Ouvrier-machine n ’est plus qu’une partie du capital comme l’esclave des anciens ; le service devient servitude - Traite des blancs
Dès les débuts de l’industrialisation, bien qu’elle ne fût encore qu’embryonnaire, les évêques entrèrent en économie ; ils n’en appelèrent pas simplement à la charité des uns pour subvenir aux extrêmes nécessités des autres quelque nécessaire qu’elle fût pour une action d’urgence ; ils dénoncèrent la nocivité du système économique en place ; ils comprirent que l’engrenage de la concurrence dans lequel les responsables de l’économie devaient entrer les conduisait à réduire les salaires au minimum requis pour permettre aux ouvriers de subsister ; ils refusèrent de cautionner le traitement indigne dont l’ouvrier était l’objet en acceptant le " naïf naturalisme optimiste et amoral de l’économie du temps" ; Ils surent dissocier le progrès technique auquel ils donnèrent toute son importance de la "cupidité" qui animait les entrepreneurs. Le mandement de carême de Mgr Affre est sans doute le plus développé de tous ceux qui ont été publiés alors :
Les docteurs de cette science funeste (l’économie) ont essayé de faire de l’immense majorité des hommes un vil instrument destiné à accumuler la richesse dans un petit nombre de mains privilégiées (...) Si nous avons besoin d’eux (les ouvriers) pour produire la richesse aujourd’hui, dans peu nous aurons besoin de leurs enfants pour la produire encore. Il faut donc hausser le salaire, jusqu’à ce que cette classe soit de nouveau en état de s’élever en nombre suffisant à la quantité de travail demandé (en note : Ces paroles sont d’un célèbre économiste que nous nous abstenons de nommer)
Les évêques diagnostiquèrent la nature morale de la relation qui existe entre les mécanismes économiques et les résultats auxquels ils conduisent ; ils ne s’opposèrent pas pour autant au progrès que les inventions nouvelles rendaient possible ; mais, pour eux, la "cupidité des classes dirigeantes empêchait d’atteindre ce résultat et il dépendait de la droiture morale de chacun qu’il fût mis ou non au service de tous. La Gazette des Flandres et d’Artois se réjouit de ce que les évêques soient "descendus dans les choses humaines" et aient " (donné) aux hommes de notre époque des leçons d’économie politique". Ils ont diagnostiqué que les mécanismes sont neutres et que c’est l’homme qui, par ses décisions morales, les met au service du progrès social ou de l’égoïsme.
Les protestations des évêques ont souligné leur intérêt pour l’économie dès les premiers moments de la question sociale ; mais ils ne disposaient alors que des connaissances du moment. Leur grand mérite a été de comprendre les mécanismes de la croissance et d’approuver le progrès auquel il donnait lieu ; mais ils dénoncèrent l’esprit dans lequel l’industrialisation était entreprise. Ils ne pouvaient admettre que les
mécanismes économiques soient utilisés pour favoriser le seul enrichissement personnel de quelques privilégiés et provoquer la "misère imméritée" des travailleurs. Le mandement de carême de Mgr Affre de 1843 est ici significatif : "l’industrie est bonne", écrit-il ; mais il ajoute : "quelle est donc la cause funeste du mal que nous déplorons ? C’est, répond-il, la science pervertie par l’impiété" et, dans un autre passage, il parle de la science économique comme "impie et sans miséricorde". Il s’agit bien pour les évêques de l’époque de rouages dans lesquels la volonté de gain de quelques uns pousse à faire du travailleur une pièce de la machine qu’il contrôle :
Qu’est-ce que l’homme pour elle (l’industrie) ? rien qu’autre chose qu’une machine qui fonctionne, une roue qui accélère le mouvement, un levier qui soulève... Qu’est-ce que le jeune enfant ? elle n’y voit qu’une pièce d’engrenage qui n’a pas encore toute sa puissance...
De même cet autre texte de Mgr Affre, tiré de son Mandement de 1843 s’attaquant à cette "science antichrétienne" qui, après avoir "encouragé un développement indéfini de la population" se met "épouvantée" "à calculer ce qu’il faut de misère et d’oppression pour le contenir".
Ces quelques citations montrent bien quelle fut la première approche des questions économiques dans le discours social de l’Eglise. Les évêques n’ignoraient pas ce que l’on savait alors de l’économie politique mais ils eurent conscience de son ambivalence ; ils comprirent qu’elle était susceptible d’être utilisée pour l’homme ou contre lui et que l’orientation du système dépendrait en dernier ressort des décisions morales des individus ; aussi s’efforcèrent-il d’éveiller leur conscience. Les premières réactions de ce qu’on appelle l’Eglise furent le fait des évêques et de laïcs chrétiens engagés dans les affaires et la politique ; la première formulation d’une pensée sociale de l’Eglise au sens moderne du mot eut lieu à l’échelle des diocèses ; Léon XIII dira de Mgr von Ketteler : "mon grand précurseur". La papauté ne s’occupa des problèmes économiques et sociaux qu’après que ceux-ci eurent pris une importance à l’échelle du continent. Placée devant la "misère imméritée" des travailleurs, les Papes, comme les évêques, protestèrent contre ce fait en dénonçant le système qui conduisait à l’enrichissement de quelques privilégiés et à la dégradation physique et morale de ceux qui le leur permettaient par leur travail.
II . DE L’ENSEIGNEMENT DES EGLISES LOCALES A CELUI DE LA PAPAUTE
Celui qui chercherait dans l’enseignement social de l’Eglise un discours sur les mérites de telle ou telle doctrine ou politique économique ne pourrait qu’être déçu. Telle n’est pas la vocation des épiscopats et de la Papauté ; comme il a été répété si souvent : ils n’ont aucune compétence pour dirimer de telles questions. Il n’y a pas un modèle catholique d’organisation économique ou politique ; mais, par contre, celle-ci doit être telle qu’elle assure à chaque homme et à tout homme les moyens les plus adéquats, dans les circonstances présentes, pour atteindre sa fin qui est surnaturelle.
L’Eglise s’insère dans les activités économiques d’une manière indirecte ; elle voit en tout homme un acteur de son développement dont il n’est que très partiellement le maître ; elle le considère comme un être moral aux prises avec les comportements qui se sont imposés progressivement dans la société. Face aux pratiques en vigueur, qui sont souvent le fruit d’une évolution qui n’a pas été raisonnée, l’Eglise invite chacun à se demander jusqu’à quel point il peut s’en distancer tout en restant un acteur performant. Son entrée en économie est indirecte ; elle repose sur une mobilisation des bonnes volontés. Elle s’efforce de convaincre les acteurs économiques d’établir des règles du jeu en fonction des conséquences humaines qu’elles entraînent. Elle diffuse les contre-valeurs qui fixent une évolution ou la contrarient ; elle est l’âme d’un mouvement social qui en appelle à des concepts-clés pour aborder les problèmes actuels de société.
Le mouvement social chrétien reçut une impulsion énorme et décisive de la part de Léon XIII. Celui-ci en a façonné l’esprit. Albert Thomas évoquait ce grand mouvement du christianisme social qui était né de l’encyclique Rerum Novarum ; il avait raison. Léon XIII ne resta pas sur le terrain de la seule dénonciation de malheurs auxquels il ne pouvait remédier ; il fit prendre conscience aux chrétiens de ce que la solution de la question sociale était l’affaire de tous et de ce que la connaissance de l’enseignement social de l’Eglise était un devoir pour le peuple chrétien tout entier. En autorisant la constitution d’associations composées de seuls ouvriers, il créa l’instrument voulu pour que ceux-ci deviennent, comme dira Paul VI, "artisans de leur réussite" et de leur propre destin. "Le pape des travailleurs" vit son encyclique étudiée dans les cercles d’études et devenir l’ABCDaire de la position des catholiques en matière sociale. Ce rôle fut encore confirmé quand Pie X, dans la lettre Singulari quadam aux évêques allemands de Rhénanie valorisa les organisations ouvrières en ne jugeant pas impossible que des ouvriers catholiques donnent leur nom à des syndicats non confessionnels. Ainsi, à la veille de 1914, les catholiques sociaux abordaient-ils déjà les questions économiques sous un angle nouveau : d’une part, une éducation au sens social préparait le peuple chrétien à distinguer les mécanismes économiques et leurs conséquences sociales ; d’autre part des groupements développaient une conscience de leur responsabilité en ce domaine ; mais si nombre de mouvements sociaux pensèrent d’abord que la diffusion d’une pensée sociale chrétienne donnerait lieu à la naissance d’une économie chrétienne, d’autres, et notamment la Papauté dans les grandes encycliques sociales, firent prendre conscience de l’évolution des problèmes économiques et recoururent à de nouveaux outils d’analyse pour les maîtriser.
Les concepts-clés pour notre époque
La doctrine sociale de l’Eglise met en avant un certain nombre de concepts qui peuvent être vus comme autant d’éléments d’une grille de lecture critique des réalités économiques et sociales. Quelques uns d’entre eux ont revêtu une importance spéciale au cours de ce dernier demi-siècle.
LA JUSTICE SOCIALE. L’encyclique Quadragesimo Anno (1931) fut un achèvement et un point de départ. Elle scella une évolution de quarante années et prépara les développements futurs. La point central de son enseignement se trouva dans la formulation du concept de justice sociale et son application aux réalités économiques nationales et internationales ; enseignement qui fut précisé à nouveau dans l’encyclique Divini Redemptoris (1937) contre le communisme athée.
Le concept de justice sociale est de date récente ; il est apparu lentement au 18ème siècle et son sens fut d’abord des plus imprécis ; il exprima surtout l’insatisfaction de ceux qui aspiraient à une société plus égalitaire. L’application traditionnelle de l’idée de justice aux réalités économiques donnait une image statique des rapports qui devaient exister entre les membres de chaque société ; elle ne rendait pas compte
de leur "marche vers l’égalité" selon le mot de Tocqueville. La disposition de la volonté à entrer dans ce mouvement en écartant les obstacles qui s’y opposait fut appelée par Pie XI la justice sociale.
Pie XI est un des tout premiers à avoir proposé une théorie de la justice sociale(Q.A. 95). Constatant que les lois d’après lesquelles fonctionne le système capitaliste sont un obstacle majeur à l’inscription du principe de fraternité dans la réalité, il demande de "replacer toute la vie économique sous la loi d’un principe directeur juste et efficace" et propose à cet effet les principes chrétiens de "justice et charité sociales" pour fonder une économie plus humaine. Comme il sera précisé dans Divini Redemptoris l’avènement d’un "ordre économique inspiré par la justice sociale et les sentiments de charité chrétienne" (32) dépend de la volonté de chacun de faire tout ce qui est requis par le bien commun afin de procurer à chacun "ce qui est nécessaire à l’accomplissement de sa fonction sociale" (51).
La conversion que Pie XI demande à chacun est à la base de l’engagement actif des chrétiens dans la société. Constatant que "la justice ne peut être observée par chacun que si tous s’accordent à la pratiquer ensemble", il en conclut que doivent être créées des "institutions"(53) aussi bien professionnelles qu’interprofessionnelles, nationales qu’internationales pour modeler les réalités sociales toujours en devenir. Comme il l’écrivait déjà en 1926 : "les conditions sociales se transforment toutes, la doctrine de l’Eglise ne change pas. Elle adapte ses applications aux circonstances". C’est en se plaçant dans cette perspective que Pie XI précise ce qu’il attend du recours au concept de justice sociale :
Les institutions des divers peuples doivent conformer tout l’ensemble des relations humaines aux exigences du bien commun, c’est à dire aux règles de justice sociale ; d’où il résultera nécessairement que cette fonction si importante de la vie sociale qu’est l’activité économique retrouvera, à son tour, la rectitude et l’équilibre de l’ordre.
L’accent que met Pie XI sur l’engagement des chrétiens au plan socio-politique ne le rend pas pour autant prisonnier d’une perspective sociologique. Comme il l’expliquait aux membres de la Federazione universitaria cattolica italiana (FUCI), la charité est la source de tout le comportement du croyant ; c’est parce que l’économie regarde les intérêts de la société toute entière qu’elle est le lieu où s’exerce la charité la plus large, la "charité politique" à travers l’exercice de la justice ou, comme le dira Paul VI, "l’amour social, la charité, est vraiment l’engagement prioritaire".
La ligne définie par Pie XI fut maintenue par tous les papes qui lui succédèrent mais tous eurent à en adapter l’esprit à l’apparition de circonstances nouvelles susceptibles de compromettre le droit de tout homme et de tout peuple à poursuivre son "développement matériel et progrès spirituel" et avec des chances égales. L’apport du Concile et de Paul VI facilita la réévaluation du legs de la doctrine sociale de l’Eglise en ce domaine sous l’influence de concepts nouveaux mis en avant dans l’analyse des phénomènes économiques et sociaux.
L’ETHIQUE . Ce mot jouit actuellement d’une grande faveur ; on le confond souvent avec celui de morale alors qu’il convient de les distinguer ; tandis que celle-ci se fonde sur la révélation de Dieu contenue dans le décalogue, la première énonce des règles de comportement qu’elle justifie par le consensus dont elles sont l’objet. Sans doute l’une et l’autre partent-elles d’un même tronc commun ; on le trouve formulé dans la définition proposée par le Père Peul : l’éthique, dit-il, c’est "l’agir humain en tant qu’il se donne un sens, c’est à dire à la fois une direction et une signification". Mais une société peut juger la correction des comportements indépendamment ou non des raisons sur lesquelles chacun les fonde. Dans le premier cas,
on se trouve en présence de l’éthique au sens strict qui rejette la question du sens dans le domaine de la subjectivité ; dans le second, chacun,, individuellement et collectivement, est invité à juger de la rectitude des comportements en fonction du sens religieux ou absolu (comme l’est une certaine morale laïque) qu’il donne à l’existence ; il s’agit alors de la morale.
Tout homme arrête ses décisions en fonction d’une rationalité à laquelle il se sent lié. Pour l’éthique au sens strict, celle-ci vient de sa conformité avec ce que les membres d’une société considèrent comme juste à un moment donné et évolue en conséquence ; pour la morale au contraire, la justice d’un comportement vient de sa conformité avec l’enseignement religieux (ou absolu comme il en est dans certaines morales laïques) que le Décalogue donne à l’existence.
Or notre monde tend à se contenter de la seule éthique et à charger celle-ci d’un contenu d’obligation morale. Quelle peut et doit être l’attitude des chrétiens face à cette évolution qui privilégie le présent ? Comment peuvent-ils réussir à maintenir l’idée introduite par le christianisme d’une morale qui, lie la décision libre de l’homme à une vision organique de l’histoire, au point que sans elle tout devient "artificiel", "tout perd sa gravité, son urgence, son intérêt."
Le chrétien ne peut pas ne pas examiner si les conséquences sociales et "morales" qui découlent de la marche de l’économie correspondent aux exigences de l’Evangile ; il ne part pas de ces dernières pour modeler une société-type que l’on dirait chrétienne, mais il s’interroge sur le point de savoir comment rendre plus humain le régime économique dans lequel le monde est entraîné et dont il n’est pas maître d’interrompre la route. Ethique et morale ne s’opposent pas comme le fondement de deux sociétés alternatives ; l’éthique révèle quelles sont à une époque de l’histoire les aspirations qui meuvent une société, la morale vient en complément pour garantir leur orientation..
Mais est-il réaliste de critiquer le comportement éthique des sociétés au nom d’une morale qui semble lui être extérieure ? Une doctrine peut-elle avoir prise sur une évolution historique ? L’intervention de l’Eglise ne vient pas se superposer de l’extérieur aux réalités socio-économiques ; c’est à partir de l’intérieur de l’histoire humaine que se produit son intervention ; sa conception de la médiation de la conscience rend chaque croyant responsable d’ "inscrire la loi divine dans la cité terrestre" et donc d’en connaître les structures comme les finalités auxquelles on les fait servir. Une telle conception a conduit Jean-Paul II à mettre en avant la notion de structure de péché.
STRUCTURES DE PECHE. Ce nouveau concept permet de situer le point où éthique et morale se rencontrent et se séparent. L’une et l’autre prennent acte du fait que toute action politique inscrit une certaine conception de l’homme dans la réalité et offre à l’agent économique une "hypothèse directrice" (Perroux) pour résoudre les problèmes humains qu’il rencontre ; mais alors que l’éthique propose comme règle de comportement ce qui est regardé comme juste par la majorité de l’opinion sans se soucier directement de son rapport avec ce que la raison et la religion disent de la nature de l’homme, la morale confronte ce consensus avec une vision religieuse de l’existence. De là le regard critique que porte le chrétien sur les structures existantes en fonction de leur aptitude à accélérer ou freiner le développement des peuples comme sur les "mécanismes pervers" qui aggravent les injustices et les divisions de la famille humaine, ce que Jean-Paul II a appelé les "structures de péché" ; son analyse ne s’arrête pas au plan sociologique ; elle remonte à celui de la morale car ce sont les péchés personnels des uns et des autres qui, dit-il, "peuvent par une mystérieuse complicité entre les pécheurs, créer ou solidifier des structures socio-économiques foncièrement injustes, mauvaises, contraires à la volonté de Dieu et à l’amour".
Les structures de péché n’appartiennent pas au seul ordre économique ou sociologique ; elles relèvent également de l’humain ; aussi le pape passe-t-il du niveau de l’éthique à celui de la morale ; il oppose au conformisme qui remet à la société le soin de définir le contenu du bien et du mal à un moment donné la conception chrétienne de l’agir vrai inscrite en tout homme ; pour le chrétien, chacun a l’obligation de discerner par lui-même les "facteurs négatifs qui agissent à l’opposé d’une vraie conscience du bien commun universel" de ceux positifs qu’il a le devoir de promouvoir. La morale réagit ici sur l’éthique en introduisant un nouvel élément d’évaluation des mécanismes économiques car elle remet à chaque individu le soin de juger de leur capacité d’inscrire dans la réalité les valeurs qui correspondent à ce qu’il tient être la vérité objective sur l’homme ; pour lui, "l’inobservance (des dix commandements) ... introduit dans le monde des conditionnements et des obstacles qui vont bien au-delà des actions des individus et de la brève période de sa vie".
Confronté au fait que les structures de péché semblent quasi immuables une fois que l’homme les a mises en place, le Pape met l’homme au défi d’adopter une attitude positive : de même qu’il existe des structures de péché, devait-il dire aux habitants de Castlanmare, il faut que la concentration et la mise en commun des actions personnelles donnent jour à des structures de justice, de solidarité, de respect mutuel et de paix.
Le chrétien affronte les réalités sociales avec un esprit de réalisme. La pauvreté et les injustices sociales peuvent être l’objet de discours enflammés, mais elles n’existeraient pas à ce point si des structures économiques et sociales ne protégeaient les situations privilégiées des uns et des autres et si leurs bénéficiaires ne s’opposaient à ce qu’elles fussent remises en cause. Si toute classe dominante tend à créer des institutions qui consolident et renforcent ses privilèges c’est que ses dispositions morales la rendent insensible à la misère des autres ; c’est donc à ce niveau que l’action doit être portée pour éliminer les rapports de force et les systèmes de pouvoir générateurs d’injustice.
Problèmes actuels
INTERNATIONALISATION ET MONDIALISATION. Les deux termes doivent être distingués si l’on veut comprendre un des aspects de la crise de société devant laquelle nous nous trouvons. L’étymologie de chacun de ces ceux mots en précise le sens. Pour le premier, il s’agit de rapports entre nations ou Etats ; le second désigne le processus qui tend à intégrer les diverses sociétés du point de vue politique, économique, social et culturel ; mais aujourd’hui ce mouvement se développe sous la pression de forces qui sont avant tout économiques et financières et échappent le plus souvent au contrôle des Etats.
s sociétés politiques ont presque toutes cherché à étendre leur domaine et leur influence en imposant leur modèle de société à des populations plus faibles. Le XIXème siècle connut après l’aventure napoléonienne celle des colonialismes ; puis vint la S.D.N. Celle-ci tenta de mettre un terme à cette forme de mondialisation obtenue par la force des armes ; on attendit d’elle qu’elle réalisât pacifiquement une société des Etats. Dans la plus pure tradition des philosophes politiques dépendants de Locke, ses promoteurs invitèrent les gouvernements dont les pays avaient accédé à ce que l’on jugeait être alors un niveau suffisant de civilisation à convenir dans un pacte d’observer certaines règles de conduite. Le club était ouvert à tous ceux qui s’élèveraient à ce niveau requis d’humanité. Tout l’édifice reposait sur la bonne volonté des Etats membres de se sentir tenus par les obligations qu’ils avaient souscrites. L’internationalisation de la société des peuples par un simple instrument politique s’avéra un échec.
L’on retrouve dans le projet de l’ONU une partie de celui de la SDN puisque les Etats y occupent le devant de la scène que ce soit au Conseil de Sécurité, à l’Assemblée générale et dans les diverses commissions comme celle des droits de l’homme ; à cela rien d’étonnant puisque la structure étatique est celle par laquelle les peuples accèdent encore aujourd’hui aux instances de régulation de la vie internationale. Mais l’ONU ne répète pas exactement l’approche des questions internationales qui fut celle de la SDN. Les diplomates de 1919 tenaient fermement à la notion de souveraineté des Etats, en ce sens que les gouvernements passaient des accords entre eux pour se garantir la non-guerre mais le principe de leur entière souveraineté restait à la base du droit international les seules limitations qui lui étaient apportées devaient être l’objet d’une déclaration explicite.
La poursuite de mondialisation par le développement et la justice sociale commença à s’imposer durant la deuxième guerre mondiale. Trois interventions renforcèrent profondément ce courant de pensée en soutenant que des objectifs sociaux devraient désormais être considérés comme prioritaires par les autorités politiques :
E le discours de Roosevelt dit des quatre libertés (6 janvier 1941) : Roosevelt fut avant tout préoccupé d’assurer développement et liberté. Tel fut son objectif durant la crise économique ; il le transféra à l’échelle mondiale dès le début de la guerre de 1939. Le 24 décembre 1939, il écrivait à Pie XII : "je crois que pendant que les hommes de gouvernement sont en train d’étudier un nouvel ordre des choses... celui-ci se constitue silencieusement mais sûrement dans le coeur des masses dont la voix n’est pas écoutée mais dont la foi commune écrira l’histoire de notre temps". Cette préoccupation devait le conduire à énoncer quelques jours plus tard quelle pouvait être le credo commun de l’humanité à venir et à conclure que cet objectif était à portée de la main et pouvait être réalisé en l’espace d’une génération.
E les messages au monde de Pie XII, spécialement ceux de Noel, durant la guerre comme ceux de l’immédiate après-guerre présentèrent les fondements et l’ébauche d’une société mondiale ; celui de 1942 contient entre autres une liste des droits de l’homme à respecter.
E la Déclaration de Philadelphie (1944) ; l’on est sans doute ici en présence du premier texte qui confie à une Institution internationale le soin de poursuivre non plus un aménagement des législations pour les rendre plus humaines mais une politique globale dont "le progrès matériel et développement spirituel" de "tous les êtres humains" sans discrimination aucune serait l’objectif ; il lui accorde une telle importance qu’il lui donne compétence pour juger les divers programmes de développement économique de ce point de vue. A partir de ce moment on peut dire que la demande de réalisation de mondialisation est sortie du domaine de l’utopie ; elle est devenue une des approches de la politique mondiale.
Malheureusement, les dispositions les plus novatrices de la Déclaration de Philadelphie n’ont jamais été mises en application. Après avoir demandé que tous les êtres humains soient en mesure de poursuivre leur progrès matériel et développement spirituel avec des chances égales quel que soit leur sexe, leur couleur ou leur croyance, elle en tire certaines orientations politiques : "tous les programmes d’action et mesures prises sur le plan national et international notamment dans les domaines économique et financier doivent être appréciés de ce point de vue et acceptés seulement dans la mesure où ils apparaissent de nature à favoriser, et non à entraver, l’accomplissement de cet objectif fondamental" et elle confie cette tâche à cette Organisation, lui confiant même un pouvoir de décision : "l’OIT après avoir tenu compte de tous les
facteurs économiques et financiers pertinents, a qualité pour inclure dans ses décisions et recommandations toutes dispositions qu’elle juge appropriées".
Les décisions de Philadelphie n’expriment pas l’opinion de quelques délégués exaltés ; elles sont l’expression d’un état d’esprit ; elles indiquent le niveau auquel s’était élevée alors la conscience morale de l’humanité. Déjà le Président Roosevelt avait affirmé dans le discours qu’il adressa à la Conférence internationale du Travail de Washington en 1941 : " dans la vie internationale comme dans chaque pays, la politique économique a cessé de pouvoir être un but en soi : elle ne peut être qu’un moyen de réaliser des buts sociaux" et, augurant ce que serait le rôle de l’opinion publique, il ne cachait pas qu’il voyait la mondialisation du monde se réaliser progressivement à travers un processus démocratique.
Les voies empruntées aujourd’hui par la mondialisation ne semblent pas celles qui doivent conduire à la construction d’une économie humaine qu’entrevoyaient les grands politiques d’il y a soixante ans. Comme le soulignait récemment John J. Sweeney, président de l’AFL-CIO, le principal syndicat aux Etats-Unis, le Directeur de la nouvelle Organisation Mondiale du Commerce a pu se vanter d’assurer une protection jamais égalée de la production intellectuelle sans avoir un mot pour les droits des travailleurs sans lesquels elle n’existerait pas.
LES ROUAGES DE L’ECONOMIE. Cette expression prend maintenant tout son sens. La mondialisation des économies est en marche ; elle s’opère selon une éthique qui est loin de la soumettre au "principe régulateur" "de la justice et de la charité sociales" préconisé il y a plus de soixante ans ; elle prend plutôt pour règle de fond celle de l’optimisation de la croissance économique. Il n’est guère de jour que les journaux n’annoncent la constitution de holdings ou leur dislocation au profit d’autres groupes ; les uns et les autres cherchent à se donner les moyens de produire au meilleur coût, quitte à fermer des usines ou à condamner des branches entières d’industrie à dépérir. Leur enrichissement et leur survie dépendent de la consolidation de leurs ventes aux dépens de leurs concurrents ; la création et la conquête de nouveaux marchés sont les impératifs de tout entrepreneur.
Les pays pauvres ne peuvent espérer entrer dans le cycle de la croissance aussi longtemps que les ressources humaines, financières et techniques leur en manquent. Les rouages de l’économie moderne sont mis au service d’une logique éthique qui va à l’encontre de celle, morale, enseignée par les religions traditionnelles et les monothéismes. Ils contribuent à répandre dans les mentalités une conception de la compétitivité à outrance qui devient la valeur dominante des sociétés modernes. Le concept de personne n’a pas disparu pour autant mais l’efficacité au plan économico-social tend à devenir le critère de ses décisions et non plus le sens de sa destinée surnaturelle. Cette religion nouvelle de l’efficacité fait perdre aux hommes conscience de leur dignité transcendante qui était pour eux le motif de " (détruire) les structures de péché qui entravent le plein épanouissement de ceux qu’elles oppriment" pour "les remplacer par des formes plus authentiques de convivialité" qui respectent les droits des autres hommes en assurant leur développement.
Le jugement à porter sur les rouages de l’économie moderne est donc complexe. D’une part, l’élimination de la pauvreté passe par un accroissement des échanges et la création de structures et mécanismes de coopération économique et financière ; mais d’autre part la logique qui oriente la marche du système vers la mondialisation est génératrice de pauvreté, de manque de travail pour beaucoup, de sacrifice des besoins essentiels des populations qui sont devenues marginales au système et dont le nombre semble s’accroître. Des problèmes nouveaux se posent, comme ceux de la démographie et de l’écologie, dont
l’ampleur dépasse les possibilités d’agir d’un homme isolé et celui-ci peut avoir l’impression d’être écrasé pa la milieu où il vit.
L’entrée dans le mouvement de compétitivité est facilitée par la transformation des mentalités et des valeurs à laquelle nous assistons. Un décalage s’est opéré entre les problèmes de vie que traitaient les religions traditionnelles et ceux qui se posent aux hommes pris dans le monde de la concurrence, d’une concurrence qui s’opère et doit vaincre dans l’immédiat. Nous sommes ici en présence d’une crise de société extrêmement profonde car elle ne met pas seulement en cause les certitudes sur lesquelles avaient été fondées les sociétés occidentales jusqu’à ce jour mais elle les remplace par d’autres qui ne font plus de la dignité de la personne, au sens chrétien du mot, le point de référence pour défendre les "organismes consacrés par l’histoire" comme la famille ou la nation.
III . L’ETHIQUE, L’EGLISE ET LES ROUAGES DE L’ECONOMIE
Les rouages de l’économie échappent de plus en plus au contrôle de l’homme ; ils renforcent l’emprise d’une éthique qui rend les riches plus riches tandis que les pauvres sont écartées du "banquet de la vie". Que peuvent l’Eglise et les "forces d’idéal" (Albert Thomas) face à cette situation ?
Les tentatives de modifier les structures des échanges ont été jusqu’ici infructueuses ; elles n’ont pas remédié d’une manière substantielle aux déséquilibres entre nations. L’idéologie du Nouvel ordre économique international comme les structures de coopération qu’ont été la Banque Mondiale, le Fonds monétaire international, la CNUCED, le FAT (aujourd’hui devenu l’OMC) ont amélioré certaines situations mais n’ont pas apporté une ère nouvelle. Les mécanismes mis en place n’ont pas eu la puissance suffisante pour mettre les rouages de l’économie au service d’une autre politique.
Une contradiction se trouve au coeur des bénéficiaires du système industriel actuel. Au moment où ils proclament vouloir assurer le bien-être de tous, il veulent garantir le leur propre par un surcroît de puissance économique ; ce qui, dans les circonstances présentes, implique l’exclusion de masses humaines du bénéfice de la croissance ; c’est en fonction de cette difficulté qu’il convient de situer la responsabilité du chrétien. La tentation de découragement peut survenir devant tant d’obstacles qui semblent rendre impossible de construire une économie humaine. Trop d’intérêts sont en jeu, trop de volontés doivent concourir, trop de barrières structurelles existent même parmi les populations des pays les plus pauvres comme, par exemple, le manque d’éducation et le savoir-faire pour faire valoir les ressources mises à leur disposition. une méthode d’analyse sociale
? les doctrines sociales vieillissent ; quelques unes s’imposent durant une période plus ou moins longue puis leur influence diminue et elles deviennent un objet d’étude pour les historiens. Il n’en va pas de même pour le discours social de l’Eglise car il est "un enseignement sur la vie humaine" ; il analyse les rapports de l’homme avec les rouages économiques en fonction de son anthropologie ; il se distingue ainsi des doctrines qui se rattachent à une école. Alors que celles-ci trouvent leur justification dans une philosophie qui limite son horizon à la vie présente, il considère l’homme comme un être historique devant décider en conscience quelle sera son activité présente en fonction de sa destinée future qui est surnaturelle.
? L’analyse sociale que pratique l’Eglise comprend ainsi une dimension morale et, pour elle, l’échec des politiques de développement vient en grande partie de ce que celle-ci a été négligée. Ainsi, l’analyse sociale doit-elle comprendre à la fois la connaissance des rouages de l’économie et celle des mécanismes de la décision morale au plan socio-politique. La notion de structure de péché prend ici toute son importance ; elle a l’avantage de réunir en un seul concept l’obligation morale (et pas seulement éthique) qui pèse sur l’utilisateur des rouages de l’économie. L’observation objective de la réalité place la conscience devant un fait, - un "fait d’ordre moral" -, dont il lui appartient de tirer les conséquences : "chacun, à titre personnel, surtout s’il est chrétien, a l’obligation morale ; -à son niveau respectif de responsabilité- de tenir compte, dans ses décisions personnelles et gouvernementales, de ce rapport d’interdépendance qui existe entre son comportement et la misère et le sous-développement de tant de millions d’hommes".
? mise en valeur de la dignité de l’homme.
L’analyse à laquelle il est demandé de procéder se situe à un double niveau : celui des faits économiques, sociaux, politiques, culturels où le chrétien se trouve de plein pied avec ses contemporains préoccupés comme lui d’action sociale ; et celui de la décision morale pour laquelle il s’appuie sur les enseignements de l’Eglise, ce que l’on appelle couramment sa doctrine sociale. Ces deux niveaux ne sont pas parallèles ; ils sont imbriqués l’un dans l’autre car plus une culture de solidarité ou de charité politique aura pénétré l’âme du croyant plus il se sentira responsable de lutter contre les injustices présentes là où il est.
Les exemples sont nombreux dans la société actuelle de ceux qui dénoncent les injustices mais ne changent rien à leur mode de vie comme à leur comportement professionnel et politique. La notion de "structure de péché" qu’a introduite Jean-Paul II avance vers la solution de ce problème car elle rapproche analyse sociale et sens de la responsabilité personnelle ; en effet, elle invite chacun à s’interroger sur sa part de responsabilité dans la formation et le maintien des "mécanismes pervers" qui figent les situations d’injustice dans la réalité ; elle fait de la dignité de l’homme la pierre angulaire de tout l’enseignement social de l’Eglise.
? coopération avec les hommes de bonne volonté.
La conclusion à laquelle nous sommes arrivés doit être approfondie. Paul VI avait repris devant la Conférence internationale du Travail le mot de Albert Thomas ; "le social doit vaincre l’économique... Il devra le régler et le conduire pour mieux satisfaire à la justice". Là, en effet, se trouve posé par la société industrielle aux hommes épris de justice. L’internationalisation de la vie économique rend encore plus présent le danger de voir l’homme sacrifié à la croissance ; en effet les pays de tradition méditerranéenne se lancent actuellement dans un libéralisme qui sacrifie les plus faibles économiquement malgré les protestations des défenseurs de la dignité de la personne humaine ; qu’en sera-t-il quand des civilisations qui ne partagent pas ce concept avec l’Occident joindront leurs efforts aux siens pour la direction du monde ?
Un homme isolé ne pourra détourner seul le mouvement qui met les forces économiques au service de la croissance pour elle-même. Il devra s’associer aux autres qui partagent avec lui la perception de ce défi. Comme le remarquait Jean-Paul II à Spire lors de la béatification d’Edith Stein, les associations chrétiennes ou d’inspiration chrétienne ne sont pas un luxe ; il est essentiel qu’elles participent au
mouvement qui transforme actuellement en profondeur les sociétés afin que, s’associant à d’autres, elles contribuent à leur réorientation :
"Peut-être serez-vous nombreux à penser en cet instant : les racines chrétiennes de l’Europe, la paix mondiale, la liberté religieuse, la réunion des chrétiens, sont bien les défis cruciaux de notre temps ; mais que puis-je faire, moi, tout seul ? Est-ce que je peux vraiment apporter, moi, ma contribution ? A cette question, je vous apporte la réponse : OUI, toi, individuellement, tu peux amorcer le mouvement ; car toute bonne résolution, toute prise en charge volontaire d’une tâche ne se décident jamais que par un individu. Et même s’il est nécessaire que les efforts de chacun soient reliés ensuite à ceux d’autrui pour obtenir de grands effets, il n’en reste pas moins que le
La lecture de ce texte montre qu’aujourd’hui plus que jamais l’homme est placé devant l’alternative de se laisser porter vers l’inconnu par des forces obscures ou de réagir et de chercher à en prendre le contrôle. Si celui qui s’appuie sur la seule raison peut être pris de vertige confronté au poids énorme qu’il lui faut soulever, le chrétien doit s’appuyer sur sa connaissance de l’histoire qui lui montre comment la foi trouve son chemin dans les bouleversements du monde et apparaît aux hommes, croyants ou non, comme un point de repère fécond ; elle est au centre d’une méthode d’analyse sociale et conduit à considérer certains objectifs comme prioritaires.
Les chrétiens ne sont pas seuls pour entreprendre cette tâche. S’ils ont pour eux de constituer une unité mondiale qui doit chercher à créer une conscience sociale à ce niveau, ils doivent néanmoins chercher à s’unir aux autres forces sociales éprises de justice pour analyser, juger et agir avec elles.
* fixation d’objectifs prioritaires
La crise du monde présent provient en grande partie d’un conflit sur le sens de l’existence et, en conséquence, sur la manière d’organiser la société en usant des rouages de l’économie. Le retour à l’éthique de la solidarité est un premier pas vers la bonne direction. On doit se réjouir de ce qu’elle devienne un impératif de notre époque car elle conduit chacun à se situer comme un être responsable vis à vis des autres et à découvrir sa qualité de personne.
L’évolution économique du monde actuel heurte avant tout le chrétien
sur deux points, l’exclusion de certaines couches sociales du bénéfice de la prospérité et une tendance à l’étouffement du sens de la responsabilité personnelle. L’enseignement social de l’Eglise pousse ceux qui pèsent sur les évolutions sociales à être témoins de ces deux valeurs au niveau qui est le leur dans la société.
? la marginalisation
Nombre d’hommes n’ont pas aujourd’hui les moyens de satisfaire leurs besoins essentiels ceux que Roosevelt pensait, en 1941, pouvoir combler en une génération : la nourriture, le logement, l’habillement, la santé, l’éducation. Certes tout ne peut être fait tout de suite et en même temps dans un monde où les ressources sont limitées ; mais beaucoup reste à faire pour construire ce "pont spirituel" grâce auquel pourrait être imposé aux gouvernements de limiter leur compétition économique source d’injustices. Ceux qui acceptent l’enseignement formulé par l’Eglise sont invités à se demander comment leurs comportements quotidiens, quelque soit leur position dans la société, peuvent aider les uns et les autres à se rapprocher d’une solidarité effective.
? les droits de l’homme et la liberté religieuse
La défense et la promotion des droits de l’homme ont été une préoccupation constante de l’enseignement social de l’Eglise sous des formes appropriées à chaque époque. Leur fondement se trouve dans l’anthropologie biblique qui considère chaque être humain comme constitué par la liberté d’accepter ou de refuser l’Alliance que Dieu lui offre.
La conception personnaliste de l’existence est aujourd’hui battue en brèche même en Occident, par ce que Jean-Paul II appelle le "consumérisme" "réduisant totalement l’homme à la sphère économique et à la satisfaction des besoins matériels" ; la montée en puissance des civilisations asiatiques risque de son côté de conduire à un affrontement avec les valeurs des religions bibliques du fait qu’elles placent en premier le devoir de l’individu de se mettre au service des groupes auxquels il appartient.
Le conflit entre les tenants des civilisations personnalistes et les autres ne manquera pas de bloquer la construction d’un monde solidaire si les moyens ne sont pas trouvés de le surmonter ; or ils ont été jusqu’à ce jour fort peu étudiés. Le Concile Vatican II offre une voie pour sortir de l’impasse dans laquelle l’humanité semble engagée. Constatant que tout homme est un être moral parce que structurellement constitué pour connaître le bien et le mal et choisir entre eux, il a proposé dans la Déclaration Dignitatis humanae de faire de ce fait universel la base de toute organisation sociale. Ce critère a des applications pratiques ; c’est à dire qu’un acteur de la vie économique, politique, sociale ou culturelle mis en demeure de se faire une opinion sur les mesures d’un gouvernement, se demandera par exemple si elles ne poussent pas à une concentration telle du pouvoir qu’elles en viennent à limiter dangereusement la capacité de décision des individus ; il cherchera également si elles sont de nature à remédier aux inégalités entre les habitants d’une même nation et entre les Etats, si elles ne favorisent pas un accroissement indu de la richesse dans les mains de quelques uns, si elles sont orientées vers des investissements productifs et sociaux. Il ne s’agit pas de stopper la croissance mais de juger de sa philosophie au nom d’une morale pour laquelle "tout homme est mon frère".
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Toute société se construit autour d’un sens qui est le critère ultime de l’ordre public ; les règles qu’elle édicte pour l’inscrire dans la réalité d’un monde devenu pluraliste sont celles de l’éthique ; elles évoluent au gré des vicissitudes de cette société. Il était éthique au début du 19ème siècle de laisser l’économie se développer sans intervention de l’Etat pour remédier aux injustices sociales qui en résultaient, il n’en est plus ainsi aujourd’hui. L’éducation des classes pauvres qui paraissait une initiative monstrueuse dans la première moitié du 19ème siècle est ressentie aujourd’hui comme un devoir. La morale des religions se situe à un autre niveau ; elle ne prétend pas dépendre du consensus qui s’élabore à un moment dans une
société pour dire ce qui paraît juste à la majorité de la population. Elle se présente comme un point de référence pour aider l’esprit humain à s’acquitter de son devoir de discernement vis à vis des évolutions sociales. Loin d’amoindrir l’individu, elle apporte une correction aux incertitudes qui l’assaillent au moment de déterminer le contenu du bien et du mal dans le quotidien de la vie ; elle est donc présente à l’effort actuel que déploie un monde pluraliste de trouver la base éthique et spirituelle sur laquelle des hommes de convictions différentes peuvent s’entendre et coopérer.